Jeunes de quartier : un projet collectif de recherche

Marie-Hélène Bacqué
Auteur principal
Jeanne Demoulin
Auteur principal

Qu’est-ce qu’être jeune dans un quartier populaire ? À quelle expérience sociale, urbaine, familiale, à quelles visions de sa place dans la société et dans le territoire cela renvoie-t-il ? Telles sont les questions qui ont guidé cet ouvrage et la recherche participative conduite dans dix villes ou quartiers de l’Île-de-France : ce livre en est le fruit [1]. D’emblée le pluriel s’est imposé tant les situations sociales, les origines, les histoires familiales, les parcours scolaires des jeunes sont loin d’être homogènes. Que partagent-ils donc ? Qu’est-ce qui les rassemble ou, au contraire, les différencie ? Au bout du compte, l’expression « jeunes des quartiers populaires » a-t-elle un sens ?

Ces jeunes font l’objet de multiples discours, écrits et images. Les médias et nombre de déclarations politico-médiatiques pointent bien souvent d’abord la délinquance, la violence, les trafics, l’islamisme, le communautarisme, la domination masculine, tout cela concentré dans un paysage triste et uniforme de barres d’immeubles grises et décrépies. Les jeunes sont ainsi bien souvent dépossédés de leur image ; ils sont ceux dont on parle, plus que ceux que l’on écoute. À rebours, nous avons voulu partir de leurs expériences et construire avec eux cette recherche. Nous avons essayé de « voir d’en bas » pour proposer une « traduction plus juste et étoffée du monde [2] ». Pari difficile, qui nous a amené·es à développer des méthodes de recherche originales, basées sur la production de récits et d’analyses par les jeunes et sur leur mise en discussion [3].

En commençant cette recherche, nous avions conscience du double écueil auquel sont confrontés les chercheur·es qui travaillent sur les quartiers populaires, entre fascination et idéalisation d’un côté, regard normatif et condescendant de l’autre4. Partir des points de vue des jeunes, les mettre en discussion, ouvrir la perspective, nous semblait une façon de prendre en compte et de dépasser cette difficulté. La démarche proposée ici repose sur une réflexion circulante entre les mots et les thèmes travaillés par et avec les jeunes, entre les territoires habités par ces jeunes, entre les différentes positions et éclairages des participant·es à cette recherche, jeunes, professionnel·les ou militant·es, et chercheur·es. La forme de l’abécédaire vise à permettre cette circulation à partir de mots, qui sont autant de pans de l’expérience des jeunes, intrinsèquement reliés les uns aux autres. Rendre compte de cette expérience dans sa globalité et dans sa diversité, c’est en effet considérer que chacune de ses dimensions ne peut être appréhendée isolément des autres, qu’elle ne peut être saisie que si elle est éclairée par d’autres. Les mots sont importants, de même que la façon dont ils s’agencent et se répondent. Dans l’introduction de l’Aventure des mots de la ville, Christian Topalov affirmait ainsi leur pouvoir [5] : « Les mots ne font pas que décrire, ils constituent des formes de l’expérience du monde et des moyens d’agir dans et sur celui-ci. Les mots sont un donné social, un héritage qui préexiste aux locuteurs, ils résultent aussi d’initiatives des acteurs historiques, ils sont des outils pour la connaissance et l’action. Les mots sont des moyens de s’entendre, ils sont aussi des armes ». À la puissance des mots nous rajouterons ici celle des images qui ont aussi représenté pour les jeunes un vecteur de production de connaissances et une forme de réappropriation des représentations et de leur place dans le monde dans lequel ils et elles vivent.

Il ne sera pas question, comme dans un dictionnaire, de proposer des définitions stables ou définitives qui s’opposeraient à celles qui existent déjà ou prétendraient être plus précises, mais plutôt de mettre en discussion des points de vue, des analyses, sans prétendre à la synthèse. L’ouvrage pourra être lu comme un anti-dictionnaire des idées reçues sur les jeunes des quartiers populaires, tant les analyses proposées vont parfois à l’encontre des représentations de sens commun et, dans tous les cas, les complexifient.

L’ouvrage pourra être lu comme un anti-dictionnaire des idées reçues sur les jeunes des quartiers populaires.

Chaque notice de cet abécédaire est composée de textes écrits par des jeunes, par des professionnel·les de l’animation ou du travail social, par des chercheur·es, d’extraits d’ateliers ou d’entretiens conduits au cours de la recherche, d’illustrations et de vidéos produites par les jeunes [6]. Libre au lecteur et à la lectrice de faire son chemin, de naviguer en laissant toujours ses conclusions en suspens, prêtes à être revisitées à chaque nouveau texte ou visionnage de vidéo. L’expérience des jeunes des quartiers populaires est mouvante et multiforme : la forme de l’ouvrage a voulu mettre en relief cette labilité, en essayant d’éviter les réductions schématiques ou les analyses surplombantes. Nous avons aussi souhaité ouvrir l’atelier de la recherche et proposer des prolongements de l’analyse : le site internet compagnon de cet ouvrage permet d’accéder à l’ensemble des capsules vidéos réalisées par les jeunes, à des éléments de méthodologie, à des textes complémentaires dont des articles scientifiques approfondissant certains thèmes ou proposant une analyse réflexive sur la démarche de cette recherche.

Une méthodologie participative inédite

Dans ce travail, se sont impliqué·es une vingtaine de chercheur·es et d’étudiant·es en master et en doctorat appartenant à différentes disciplines : sociologie, géographie, histoire, urbanisme, sciences de l’éducation…

Dans chacune des dix villes concernées – Aubervilliers (93), Clichy-sous-Bois (93), Corbeil-Essonnes (91), Nanterre (92), Pantin (93), Saint-Denis (93), Suresnes (92), Paris 18e (75), Vert-Saint-Denis (77), Villeneuve-la-Garenne (92) – des acteurs locaux ont intégré l’équipe de recherche. Ils et elles disposent de connaissances spécifiques et étaient déjà inscrit·es pour la plupart dans des relations avec des jeunes. Ils et elles sont habitant·es ou ex-habitant·es de ces territoires, professionnel·les ou militant·es (un chargé de mission insertion professionnelle de la ville d’Aubervilliers, un « ancien » du quartier des Tarterêts à Corbeil-Essonnes), salarié·es ou non de structures qui œuvrent localement dans le champ de la jeunesse, associatives (la Maison Jaune et l’association AJSONT à Saint-Denis, Espoir 18 dans le 18e arrondissement de Paris, Zy’va et le Théâtre du Bout du Monde au Petit-Nanterre) ou municipales (Le Lab’ à Pantin, la Salamandre à Vert-Saint-Denis, la Maison de quartier des Sorbiers à Suresnes). À Clichy-sous-Bois, le partenaire a été l’association AClefeu, issue du mouvement social de 2005 ; à Villeneuve-la-Garenne, c’est avec une association de l’économie sociale et solidaire, LePoleS, que le partenariat s’est construit. C’est avec ces partenaires qu’ont été constitués les groupes de jeunes dans chaque quartier, ce qui a contribué à orienter leur composition. De façon générale nous avons ainsi travaillé avec des jeunes inscrit·es dans la sociabilité de leur quartier, des jeunes qui ne sont pas les plus marginalisé·es, une jeunesse que l’on pourrait qualifier d’ordinaire, dont on parle peu.

Les 120 jeunes qui ont contribué à ce travail sont âgé·es de 15 à 34 ans (35 % ont entre 19 et 22 ans), autant de filles que de garçons. Leurs parents sont en majorité ouvriers ou employés (c’est le cas de 64 % d’entre eux, 15 % sont commerçants ou artisans, 16 % professions intermédiaires et 5 % cadres) ; 97 % d’entre eux vivent dans leur famille et 95 % ont grandi dans des fratries de plus de 3 enfants. Enfin, plus des deux-tiers sont lycéen·nes ou étudiant·es, tandis que les jeunes actif·ves sont également réparti·es entre ceux qui travaillent et ceux qui recherchent un emploi. Les trajectoires scolaires et professionnelles sont variées ; elles font jouer les parcours migratoires et résidentiels des familles et leurs situations socio-économiques, mais aussi le genre et les expériences scolaires antérieures : plusieurs jeunes sont ainsi les premiers de leur famille à poursuivre des études après le lycée. La très grande majorité est née en France (86 %), mais a également au moins un parent immigré (88 %). Ces origines sont diverses : si la majorité vient du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, d’autres origines sont ­représentées (Égypte, Turquie, Chili, Russie, Serbie, Monténégro, Antilles…). Près de 86 % se déclarent d’une religion et, parmi eux, plus de 85 % sont musulmans.

Jeunes, acteur·rices locaux·les et chercheur·es, se sont impliqué·es à des degrés divers dans la réalisation de la recherche, du travail de terrain à l’analyse des données et à l’écriture de cet ouvrage. La coordination des quartiers populaires « Pas sans nous » a aussi participé au collectif de recherche. Les jeunes comme les structures ont été rétribués financièrement pour leur participation [7]. Il s’agissait ainsi de reconnaître leur contribution et d’essayer d’atténuer les asymétries au sein de ce large collectif de recherche.

Au cœur des quartiers et des expériences des jeunes

Les quartiers sur lesquels nous avons travaillé présentent des configurations sociales et urbaines variées. Si les quartiers populaires sont souvent assimilés en France aux grands ensembles, les classes populaires habitent aussi les grandes périphéries urbaines et les quartiers dégradés des centres-villes, diversité dont nous avons voulu rendre compte. Pour une appréhension fine, nous avons choisi de limiter notre terrain à la région francilienne en travaillant sur des territoires observant des situations différentes dans la métropole et dans les rapports à la centralité et présentant diverses morphologies urbaines. Les territoires sont ainsi situés à Paris (18e arrondissement), dans la première couronne en Seine-Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine (Pantin, Aubervilliers, Saint-Denis, Clichy-sous-Bois, Suresnes, Nanterre, Villeneuve-la-Garenne) et dans la deuxième couronne en Seine-et-Marne et dans l’Essonne (Vert-Saint-Denis, Corbeil-Essonnes). Certains sont inscrits dans un environnement populaire (Aubervilliers, Saint-Denis, Villeneuve-la-Garenne, Corbeil-Essonnes, Clichy-sous-Bois), d’autres dans un environnement socialement mixte (Nanterre, Pantin) et d’autres encore dans un environnement plus aisé (Suresnes, Vert-Saint-Denis, Paris 18e). Ils suivent des dynamiques de transformation divergentes, d’appauvrissement pour certains (Corbeil-Essonnes), de gentrification pour d’autres (Pantin, Paris 18e). S’ils sont quasiment tous concernés par la politique de la ville et si la plupart ont connu des programmes de rénovation urbaine au cours des deux dernières décennies, certains sont des quartiers d’habitat social voire des grands ensembles (le Petit-Nanterre, la Caravelle à Villeneuve-la-Garenne, les Tarterêts à Corbeil-Essonnes), d’autres présentent un tissu de centralité urbaine (Pantin, La Chapelle et Barbès dans le 18e arrondissement de Paris) ou s’insère dans celui-ci (quartier Basilique à Saint-Denis); enfin un quartier prend la forme de lotissements pavillonnaires (Vert-Saint-Denis) [8].

La recherche d’une diversité des terrains, d’acteurs locaux, de profils des jeunes et d’appartenances disciplinaires et de trajectoires des chercheur·es a ainsi représenté un principe méthodologique : notre objectif était d’échapper à une vision par trop homogène des quartiers populaires et de nourrir la discussion par la différence des situations, des trajectoires et des points de vue.

La méthodologie de la recherche s’appuie aussi sur une pluralité d’outils. Dans un premier temps, des ateliers ont été menés parallèlement dans chacun des quartiers, sur une période de six à neuf mois. Ils ont permis d’aborder l’expérience des jeunes, leurs pratiques et leurs représentations sociales et urbaines à partir de la production de cartes mentales, d’arbres généalogiques, de parcours commentés, de travail sur les mots du quartier et de la réalisation par les jeunes de courtes capsules vidéo de deux minutes environ, sur un lieu ou un thème de leur choix. Des entretiens individuels orientés à partir des thèmes qui s’étaient dégagés dans les ateliers ont complété ces ateliers, une fois ceux-ci terminés.

La deuxième étape de la recherche a reposé sur un changement d’échelle et une montée en généralité : les jeunes des dix quartiers ont été réunis le temps d’un week-end pour croiser leurs productions et approfondir l’analyse par la confrontation à des situations différentes. Au cours de ces deux jours, s’est engagé un travail autour de « mots » choisis par les jeunes. Quelques mois plus tard, au cours d’un second week-end de travail organisé à leur demande, les jeunes ont choisi de nouveaux mots, en ont abandonné certains, retravaillé d’autres. Ce travail s’est prolongé ensuite en petits groupes thématiques. C’est cet ensemble, complété de mots choisis par les chercheur·es et les acteur·rices locaux, qui structure cet abécédaire. Les matériaux et contributions qui le nourrissent sont nombreux : enregistrements d’ateliers, cartes mentales, arbres généalogiques, vidéos et photographies, entretiens (120), textes produits par les différent·es participant·es.

Jeunes des quartiers populaires ?

Au fur et à mesure de l’analyse a émergé un portrait complexe des « jeunes des quartiers populaires ». Il a invité à aller au-delà de l’utilisation politique et professionnelle de cette catégorie, à s’interroger sur son sens, au regard de l’hétérogénéité incompressible des expériences. Existe-t-il un « nous » des jeunes des quartiers populaires ? Quels en seraient les contours ? En reprenant l’opposition formulée par Richard Hoggart dans La Culture du pauvre (1970 [1957]) au regard de quel « eux » se structurerait ce « nous » ?

On relèvera tout d’abord que les jeunes n’utilisent pas la notion de quartiers populaires mais celle de « quartier » et, en opposition à la capitale plus aisée, plus propre, plus homogène, plus blanche, celle de banlieue. Si les jeunes Parisiens du 18e arrondissement expliquent que la banlieue est un autre monde, qu’on n’y parle pas de la même manière, ils distinguent leur quartier du Paris touristique et aisé. Les « quartiers » ne représentent pas un tout homogène, ils sont traversés de hiérarchies structurées notamment par les représentations médiatiques et par les réputations plus ou moins entretenues et intégrées par les jeunes. Ainsi, par exemple, Clichy-sous-Bois reste la ville de Zyed et Bouna où ont débuté les révoltes sociales de 2005. Lors de la rencontre entre les groupes – deuxième étape de la recherche – les jeunes de Corbeil-Essonnes se moquent de ceux de Vert-Saint-Denis qu’ils renvoient au statut de ruraux ; ils présentent en contraste leur quartier, les Tarterêts, comme le « zoo » en référence au Bronx. Mais quand, lors d’une rencontre réunissant tous les jeunes de la recherche, un acte de vandalisme est commis, ils ont d’emblée le sentiment qu’on les en rend responsables et se plaignent d’être stigmatisés. Pour autant, les jeunes pour la plupart se présentent bien comme des jeunes de « quartier », au singulier.

L’adjectif « populaire » revêt ainsi pour eux peu de signification. Il est d’ailleurs bien souvent compris dans son deuxième sens : qui a du succès, qui est connu. Pour quelques-un·es, il prend, à l’opposé, une valeur péjorative. Pour les chercheur·es, cet adjectif désigne les groupes sociaux caractérisés par la faiblesse de leurs ressources économiques et la faiblesse de leurs statuts professionnels. Les quartiers populaires sont ceux où résident ces groupes. Bien qu’insatisfaisante, la catégorie de quartier populaire apparaît moins normative et réductrice que celles de « quartiers difficiles », « quartiers sensibles » ou « quartiers défavorisés » longtemps utilisées par les politiques publiques et par certains travaux scientifiques. Renvoyant à la notion de « peuple », elle correspond sans doute aussi à un imaginaire et à une projection politique. Octroyant des ressources, des pratiques et une conscience sociale aux groupes concernés, elle comporte une dimension performative. La notion de quartiers populaires est aussi reprise par une partie des acteurs locaux, sans doute parce qu’elle s’est imposée dans le langage professionnel mais aussi peut-être parce que, pour les plus âgés d’entre eux, elle renvoie à une conscience sociale plus affirmée. Nous avons laissé ouverte la discussion, ce dont témoigne l’utilisation des deux expressions, jeunes de quartier et jeunes des quartiers populaires, dans cet ouvrage et dans son introduction.

Vers une expression collective ?

Que partagent les jeunes de quartier ? La stigmatisation représente une dimension majeure de leur expérience. Les récits sont nombreux pour la décrire et la nommer, dans les médias, à l’école, au travail, dans les rapports aux institutions et notamment à la police. La stigmatisation conduit bien souvent à la discrimination et c’est avant tout à partir de la lunette du territoire que les jeunes interrogent les discriminations dont ils sont l’objet. Le quartier ou la banlieue résument et opacifient la complexité des ressorts de la discrimination. Apparaissent entremêlés dans leurs témoignages et leurs analyses la couleur de peau, la religion, la classe sociale, l’habillement et la façon de parler, le genre et l’âge subsumés sous le quartier. Mais si la discrimination est une expérience partagée, elle reste vécue sur le mode personnel et fréquemment, c’est à des motifs individuels que les jeunes l’attribuent, développant rarement des éléments explicatifs plus généraux ou politiques. De même, si des sentiments d’injustice peuvent s’exprimer, ils débouchent peu sur une expression ou une revendication collective. Il n’en demeure pas moins qu’être jeune de quartier, c’est être confronté·e à la stigmatisation et aux discriminations et avoir à adapter ses comportements et ses espérances en conséquence.

Même si le terme est peu utilisé, c’est aussi une conscience diffuse mais omniprésente des inégalités qui s’exprime à travers les différentes thématiques abordées dans la recherche : inégalités dans l’accès à la culture, dans les études et dans l’orientation scolaire, dans l’habitat et dans le cadre de vie au regard des espaces bourgeois parisiens. La dimension socio-économique est cependant peu évoquée et on observe une grande pudeur à parler des difficultés économiques rencontrées par les familles. La précarité économique et sociale individuelle et familiale pèse néanmoins fortement sur les trajectoires ; elle contribue à limiter les possibilités de déplacement social et de redéfinitions successives qui caractérisent la jeunesse, et à fermer l’avenir.

C’est aussi paradoxalement la diversité qui fait lien entre les jeunes des quartiers populaires. C’est par la diversité qu’ils caractérisent en premier lieu leur quartier.

Pour autant, ces inégalités multiformes semblent faire partie d’un paysage auquel il faut s’adapter. On pourrait voir ici une intériorisation des contraintes. Celle-ci n’est spécifique ni aux classes populaires ni aux jeunes des quartiers populaires tant l’objectivation du monde social exige du temps, du travail et une confrontation parfois douloureuse à la réalité. Il faut aussi mesurer le coût spécifique que peut représenter une objectivation des inégalités et de la discrimination pour les jeunes des quartiers populaires. Reconnaître ces logiques revient à s’interroger sur sa place dans la société et à prendre conscience d’un ensemble d’obstacles et de barrières qui peuvent s’opposer à des projections de l’avenir. Or les aspirations de la plupart des jeunes de cette recherche ne s’écartent pas de celles d’autres jeunes et, s’ils retournent ponctuellement le stigmate en revendication identitaire, ils semblent avant tout ne pas vouloir s’y laisser enfermer.

On observe par ailleurs plus largement un réagencement de la perception des inégalités par rapport à l’histoire militante des quartiers populaires et des mouvements sociaux. Jusque dans les années 1980, la question socio-économique, portée par les syndicats et les partis de gauche, ordonnait les représentations et constituaient l’enjeu politique principal. Mais la désindustrialisation, la précarisation du salariat, l’arrivée de vagues successives de populations étrangères, sont à la source d’une diversification des classes populaires, de leur parcellisation et d’un affaiblissement de la conscience de classe, ce que confirme cette recherche. La racialisation des rapports sociaux apparaît prégnante dans l’expérience des jeunes et dans la façon dont ils appréhendent le monde. Nous entendons ce terme non en référence à des « races » biologiques mais comme une construction sociale relevant d’un processus de catégorisation et d’infériorisation. Cette dimension, comme celle du genre, traverse presque toutes les notices de l’ouvrage. Pour autant, la question des discriminations raciales ne semble pas véritablement prendre le relais de celle des inégalités sociales ; celle du « quartier » par contre rassemble, tout au moins en termes d’identification.

C’est aussi paradoxalement la diversité qui fait lien entre les jeunes des quartiers populaires. C’est par la diversité qu’ils caractérisent en premier lieu leur quartier, lui accordant une valeur éminemment positive, qui le distingue de l’homogénéité parisienne, ou plus largement, des quartiers bourgeois, assimilée à une forme de pauvreté sociale. Grandir dans un quartier populaire c’est faire l’expérience de la diversité des origines, des trajectoires, des cultures et donc du rapport à l’altérité contrairement aux images caricaturales qui ne voient dans les banlieues populaires qu’une forme d’apartheid ou de ghetto ; c’est avoir en partage une histoire et une condition commune et en même temps éclatée, celle de l’immigration, souvent peu transmise par les parents. C’est expérimenter la créolisation et la relation telles que définies par Édouard Glissant. Bien sûr, cette diversité renvoie aussi à des formes mouvantes de hiérarchies, à des logiques de fermeture et de reproduction quand par exemple des jeunes Maliennes expliquent qu’elles ne se marieront qu’avec un homme appartenant à leur caste ou que d’autres pensent impossible d’épouser quelqu’un d’une autre religion. Les lignes de partage sont aussi sociales et reposent sur des trajectoires scolaires quand, par exemple, au cours d’un mouvement social, elles opposent les lycéen·nes des filières générales à celles et ceux du lycée professionnel.

Grandir dans un quartier populaire, c’est faire l’expérience de la diversité ethno-raciale, des origines, des trajectoires, des cultures et donc du rapport à l’altérité.

Les quartiers populaires, s’ils sont régis par des normes de solidarité, des codes de conduite et des formes de contrôle et d’encadrement spécifiques (entre filles et garçons, entre grand·es et petit·es) ne constituent ainsi pas un univers fermé. Surtout, le quartier n’est pas le seul espace de sociabilité pour de nombreux jeunes, qui peuvent ainsi développer plusieurs registres de comportement : fréquenter un lycée en dehors du quartier, pratiquer un sport pour les filles, accéder à l’université sont autant d’expériences qui permettent de mettre à distance les codes du quartier. L’espace métropolitain, parisien mais surtout banlieusard, est largement fréquenté, qu’il s’agisse de visiter sa famille, d’organiser des tournois de foot, de flâner dans les centres commerciaux ou d’aller dîner en groupe ou en couple au restaurant. Les mobilités sont multiples et contredisent l’image schématique des jeunes enfermé·es dans leur cité. Il faudrait aussi y ajouter les mobilités internationales et celles virtuelles des réseaux sociaux. Cela n’empêche pas que le quartier reste un élément d’identification fort, sans doute parce qu’il est aussi le lieu de l’enfance et qu’il constitue parfois une forme d’assignation sociale.

Stigmatisation et discrimination sociales, raciales, religieuses et territoriales, précarité des conditions économiques, incertitude de l’avenir, prégnance de l’ancrage dans le quartier et de ses codes, constituent autant d’éléments structurants de l’expérience des jeunes des quartiers populaires. Pour autant, ils ne se traduisent pas par une conscience de groupe, tant les trajectoires, situations sociales, expériences de la racialisation divergent. Ce sont plutôt des « nous » à géométries variables qui se revendiquent par le retournement des stigmates, par le soutien et l’identification à des luttes contre les injustices et les discriminations, par des engagements à l’échelle locale ou internationale et par des formes de solidarité. On n’observe pas non plus de ligne de clivage nette avec un « eux » qui peut ponctuellement être les Blancs, les Français, les Parisiens, les réfugiés, le quartier voisin ou la ville limitrophe…

Des moments exceptionnels comme le mouvement des Gilets jaunes, la crise sanitaire liée au Covid-19, un voyage, ou la confrontation parfois rude avec d’autres milieux sociaux lors de ses études ou dans le monde du travail, mais aussi la participation à des actions collectives comme des maraudes peuvent toutefois contribuer à une prise de conscience collective. Lors du confinement de 2020, les inégalités sociales ont ainsi rejailli avec force autour des conditions de logement (logement petit, insalubre, voire surpeuplé), de l’obligation de prendre les transports en commun pour assurer les « petits emplois essentiels » payés au SMIC, de la difficulté à suivre ses études. Elles ont été posées dans le débat public par des associations. Les jeunes mobilisés pour la distribution d’aides alimentaires ont été eux-mêmes surpris du nombre de familles en difficulté et de la consistance des difficultés économiques.

À vous

Ces quelques points d’introduction ne sauraient représenter un résumé de cette recherche dont les résultats dépassent par ailleurs ce seul écrit. En prenant les jeunes au sérieux, la recherche a engagé, et dans certains cas renforcé, une dynamique de transformation des positions. Elle a permis que des jeunes expriment des éléments de réflexivité par rapport à eux-mêmes ou à leur quartier, qu’ils mettent de la distance par rapport à l’image première qu’ils voulaient en donner. En les embarquant dans une dynamique de production collective, elle a aussi légitimé leur crédibilité à pouvoir agir sur leur vécu et leur entourage. Pour certain·es, l’aspiration à prolonger cette recherche au-delà des vidéos et à participer à l’écriture du livre et à d’autres actions en est une manifestation.

À chacun·e maintenant de piocher, de sauter d’un mot ou d’un texte à l’autre, en s’inspirant ou non des connexions proposées entre les différentes notices, de visionner les capsules vidéos, d’aller rechercher sur le site compagnon des éléments complémentaires pour comprendre la méthode ou approfondir un thème de recherche. Nous vous souhaitons bon voyage.

Notes et références

1. Cette recherche a été financée par l’Agence nationale de la recherche. Elle est intégrée dans le programme Tryspaces financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

2. Suivant ainsi les recommandations de Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14(3), 575–599, 1988.

3. Le nous dont il est question dans cette introduction est celui des deux coordinatrices de l’ouvrage. Quand il s’agit des choix opérés dans le processus de recherche, c’est un nous plus large, impliquant les chercheur·es mais aussi les professionnel·les de la jeunesse et militant·es associatif·ves qui ont contribué à la recherche et qui ont relu cette introduction.

4. Claude Grignon & Jean-Claude Passeron. Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989.

5. Christian Topalov, « Ceci n’est pas un dictionnaire », dans L’Aventure des mots de la ville, Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (dir.), Robert Laffont, 2010.

6. Chaque vidéo est référencée dans l’ouvrage par un QR code qui permet un accès direct au visionnage.

7. L’indemnisation des jeunes reposait sur leur engagement à participer aux ateliers locaux, à un entretien individuel
avec un·e chercheur·e et à deux journées de travail avec l’ensemble des participants de la recherche. L’indemnisation a été individuelle sur certains terrains tandis qu’elle a contribué au financement d’un projet collectif sur d’autres.

8. Pour plus de détails sur les différents terrains de la recherche et la méthode on se reportera au site internet :
https://jeunesdequartier.fr.

La grande majorité des textes sont signés par leurs auteur·es, mais certains témoignages et analyses très personnels ont été anonymisés.