« Grand·es » / « petit·es » dans les quartiers populaires : protection et accompagnement
« La relation « grand·e » / « petit·e » se construit dans la rue, sur la durée, et l’âge ne suffit pas pour être considéré·e comme un·e "grand·e" : il faut être du quartier, depuis longtemps. »
Pour se définir les un·es les autres, les jeunes utilisent parfois un classement en « grand·es » / « petit·es ». Ce classement apparaît central à Corbeil-Essonnes, Saint-Denis ou Paris 18e. Ailleurs, il reste davantage en filigrane, comme à Suresnes, Villeneuve-la-Garenne, Aubervilliers, Pantin ou encore Nanterre. S’il concerne avant tout les garçons, il est transférable aux filles ; s’il concerne avant tout un type de garçon, il est transférable à une multitude de jeunes. L’angle « grand·es » / « petit·es » semble alors constituer un analyseur puissant de la socialisation dans le quartier ; il permet de réinterroger la catégorisation des individus et notamment la différenciation entre jeunes et moins jeunes (notamment les ancien·nes), ainsi que la catégorie de jeunesse dans les quartiers populaires.
La catégorisation en « grand·es » / « petit·es »
Cette catégorisation découle tout d’abord de l’appartenance à une classe d’âge, la frontière entre « grand·es » et « petit·es » pouvant toutefois apparaître, de l’extérieur, très mince puisqu’il suffit parfois de très peu d’années de différence pour basculer du camp des « petit·es » à celui des « grand·es ». Les jeunes avec lesquels nous avons travaillé se présentent et présentent les autres par leur année de naissance et rarement par leur âge. Il semble d’ailleurs que les acteurs institutionnels et associatifs (maisons de quartiers ou clubs sportifs notamment), en mobilisant ces dénominations, participent à leur (re)production. Cet usage généralisé de l’année de naissance semble alors réussir le tour de force de réunir, dans une même expression, deux notions pourtant différentes : l’âge et la génération.
Nous avons entendu beaucoup de discours différents à propos des bornes qui encadrent les statuts de « grand·e » et de « petit·e ». Toutefois, certains traits convergent et permettent d’identifier trois modalités de définition.
Une première insiste sur la relativité : on est « grand·e » ou « petit·e » par rapport à un·e autre « grand·e » ou « petit·e » ; il est donc possible d’être à la fois « grand·e » et « petit·e ». Dans cette organisation, on peut être amené à appartenir, à un moment donné, au monde des « grand·es », sans pour autant parvenir au statut de « grand·e » et / ou devenir « le / la grand·e » attitré·e d’un ou de plusieurs autres jeunes. Plus loin, le lien découle d’une reconnaissance réciproque de l’appartenance à une catégorie : on ne peut pas s’autoproclamer « le petit » d’un « grand » par exemple, ce dernier doit « officialiser » ce statut.
La deuxième repose sur un certain nombre de seuils : on n’est plus considéré·e comme un·e « petit·e » à partir de la vingtaine ; on peut commencer à être un·e « grand·e » vers 16 ans ; on entre dans le monde des « petit·es » vers 13 ans. On pourrait ici dresser des liens avec d’autres seuils objectifs émanant d’institutions plus traditionnelles : on est « petit·e » tant que l’on est au collège ; l’entrée dans la vie active, ou dans les études supérieures, coïncide avec l’émancipation définitive du statut de « petit·e », tandis que l’entrée dans la parentalité fait généralement basculer du camp des « grand·es » à celui des ancien·nes, catégorie présente mais moins usitée car les jeunes qui ont participé à la recherche n’en font pas encore partie.
Enfin, une troisième modalité de définition, qui découle des deux premières, est longitudinale : si le statut de « grand·e » peut être accordé à des périodes différentes, les rôles attribués dépendent fortement de l’âge. La petitesse, la grandeur ou l’ancienneté d’un individu vont donc varier en fonction de son âge : il y aurait des « grand·es », et des « grand·es-grand·es », ce qui nous invite à ne pas confondre rôles et statuts. Le poids des ans, très important lors des premières années, semble s’amenuiser dans le temps. Une fois installé·e dans la vingtaine et le statut de « grand·e » acquis, la différence d’âge ne serait plus si importante.
Contribuer à l’histoire du quartier
La relation « grand·e » / « petit·e » se construit dans la rue, sur la durée, et l’âge ne suffit pas pour être considéré·e comme un·e « grand·e » : il faut être du quartier, depuis longtemps. Cette identité commune se construit au quotidien, par des situations et des anecdotes partagées ; cela nécessite du temps long et ne peut reposer sur des actions ponctuelles. Ainsi, des personnes arrivées récemment dans le quartier, même aux caractéristiques sociales, culturelles, corporelles proches de celles des « jeunes de la cité », pourront être respectées pour leur âge et considérées comme des « grand·es », mais n’accéderont pas à la part affective du rapport qui se traduit notamment par l’emploi de « mon / ma grand·e ». Le lien se consolide dans la durée, dans le partage de souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans la réminiscence des exploits des uns et des autres, lors de discussions pendant lesquelles se construisent les légendes, qui traversent même parfois les frontières du quartier !
Un·e « grand·e », c’est aussi un individu qui a su démontrer son attachement au quartier. Cet attachement peut se manifester de différentes manières, mais renvoie majoritairement à une répartition stéréotypée des rôles. Ainsi, une « grande » est une figure du quartier sur qui l’on peut compter, qui va accomplir des tâches de la sphère du prendre soin : soutenir, conseiller, écouter. Chez les garçons, cela recouvre des actions connues et reconnues par tous comme ayant demandé du courage et / ou de la force. Ces actes permettent de se faire une réputation de quelqu’un de confiance, mais également – si besoin – de quelqu’un qui est prêt à en découdre pour son quartier.
Le capital guerrier
Ainsi, pour les garçons, être / devenir un « grand » demande parfois de participer à des actions qui sont l’occasion de mettre en scène son capital guerrier et par-là, ses qualités dites viriles. Un « petit » de Corbeil-Essonnes affirme par exemple : « un grand, c’est pas une pédale ». Là encore, ces propos soulignent la nécessaire conformité des garçons (mais également des filles) aux normes de genre, cette mise en conformité se construisant dans les différentes interactions et pouvant être éprouvée par les « grands » eux-mêmes à travers des épreuves qu’ils relatent comme des jeux.
Bien évidemment, ces attributs sont particulièrement valorisés dans le cadre d’affrontements avec d’autres jeunes, d’autres quartiers. Cet engagement sert de modèle, mais aussi d’exemple aux plus jeunes, qui très vite apprennent et sont incités à se battre et à défendre leur fierté et celle du quartier. Les « grands » acculturent les « petits » dans l’acquisition de ce capital guerrier. Il ne faut toutefois pas conclure hâtivement à une répartition figée des rôles : des filles s’engagent dans des bagarres ; des garçons apportent soutien et affection aux « petits ». L’aide et la gentillesse sont ainsi des valeurs mises en avant par les « petits » pour définir leur « grand ».
La construction d’une communauté d’expérience
Vivre dans un quartier populaire, c’est incorporer très vite les différents codes et normes qui le régissent. Même pour les jeunes qui n’investissent pas l’espace public, le système « grand·es » / « petit·es » s’impose, ne serait-ce que parce qu’il est présent dans les différentes institutions de prise en charge de la jeunesse. Les professionnel·les peuvent en effet faire appel aux « grand·es » comme intermédiaires avec les familles et / ou les « petit·es » pour dénouer des situations complexes, faire passer un message, pacifier une situation, à l’image des interrupteurs de violence, ces jeunes – parfois anciens délinquants – qui participent à la prévention et à l’apaisement des conflits dans certains quartiers de Chicago. Cette place n’est pas sans poser question quand, parfois, la parole des parents ou des institutions est disqualifiée au profit de celle des « grand·es ».
Les jeunes eux·elles-mêmes participent à (re)produire ce système, en occupant des postes, dans les établissements scolaires (animateur·rices, assistant·es d’éducation), les clubs sportifs (éducateur·rices, entraîneur·es) ou les structures jeunesse (animateur·rices) de la ville. Leur légitimité à ces postes s’appuie entre autres sur la reconnaissance par les professionnel·les, les pairs et les « petit·es » de leurs compétences acquises et mises en œuvre en tant que «grand·es» et, plus tard, ancien·nes.
De manière plus générale, et souvent moins formelle, les « grand·es » participent collectivement à l’action éducative en faisant bénéficier les « petit·es » de leurs expériences, positives comme négatives, et en leur conseillant des manières d’agir, notamment dans les rapports avec les institutions (l’école, la police, la mairie, la mission locale, etc.). Comme eux·elles-mêmes ont parfois pu bénéficier des expériences des ancien·nes.