Les mots

Avenir

Où serai-je dans 5 ans ? Ce que les rêves et les projets disent des jeunes de quartiers populaires

Leïla Frouillou
Sociologue

La notion d’avenir permet d’interroger les parcours des jeunes de quartiers populaires à partir des possibles qu’ils et elles envisagent.

La notion d’avenir permet d’interroger les parcours des jeunes de quartiers populaires à partir des possibles qu’ils et elles envisagent. Réfléchir à l’avenir trace les contours du statut d’adulte, croisant les dimensions familiales, scolaires ou professionnelles, et résidentielles. En creux, se dessine souvent une jeunesse comme âge du tâtonnement, de l’indécision ou de l’instabilité, peut-être d’autant plus que les situations sociales sont précaires. Les conditions dans lesquelles les jeunes pensent leur avenir et leur devenir adulte sont ainsi déterminantes : comprendre les représentations de l’avenir permet de saisir les conditions de vie et les pratiques des jeunes, que décrivent l’ensemble des notices de cet ouvrage. Les rapports à l’avenir témoignent ainsi de contraintes structurelles (origines sociales, capitaux scolaires, ressources des parents, taille de la famille et conditions de vie, expérience des discriminations, etc.) mais aussi normatives (modèles de famille, normes liées au genre et à l’âge, pratiques religieuses, etc.). Malgré cela, les réflexions sur l’avenir permettent de saisir l’importance des échappatoires, des bricolages, des adaptations des jeunes des quartiers populaires : les discours sur l’avenir contiennent souvent une part de rêve. Les représentations de l’avenir sont le pendant des trajectoires, qui décrivent le passé. On peut les lire dans les pratiques résidentielles (où souhaite-t-on habiter plus tard ?), les projets professionnels (quel(s) métier(s) exercer ? Quels statuts acquérir ?), les configurations familiales (quels rapports entretenir avec sa famille ? Quelle famille nucléaire construire soi-même ?) ou les engagements associatifs et politiques (quel monde prépare-t-on ?).

 

Des projections professionnelles révélatrices de la position sociale
des jeunes

Les projets d’avenir sont d’abord liés aux études et au métier, articulés ensuite avec les dimensions familiale et résidentielle. Certains jeunes s’autorisent en entretien à rêver de leur vie future, comme ce jeune de Clichy-sous-Bois qui se verrait bien président des Comores s’il avait les pouvoirs de la lampe magique d’Aladin. Lorsque les jeunes expriment des rêves professionnels, cela va souvent de pair avec l’accès à des responsabilités voire avec la sortie du statut de salarié, et plus généralement à une forme d’autonomie ou d’indépendance, notamment financière.

La précision des projets professionnels qu’expriment les jeunes dépend notamment de leur âge, en lien avec les études déjà réalisées ou non. Par exemple, pour une jeune Clichoise engagée dans sa première année d’études de droit, l’objectif est d’atteindre au minimum le master pour devenir juge ou avocate. Dans plusieurs cas, les stages réalisés au cours de la scolarité sont présentés comme jouant un rôle dans la définition du projet professionnel. Cette dernière s’appuie parfois sur des expériences qui dépassent le stage formel : un jeune étudiant en troisième année de chirurgie dentaire a ainsi pour projet d’ouvrir un cabinet dans une zone de pénurie médicale, après avoir suivi un traitement orthodontique de sept années qui lui a permis d’observer ce métier. Moins fréquente que le discours autour de la prise de responsabilité, la motivation du care, au sens d’aide, de soin, d’assistance, est cependant présente dans les projets professionnels d’autres jeunes. C’est le cas par exemple d’un jeune de Suresnes qui souhaite monter une association pour aider les « jeunes en difficulté » à s’insérer, grâce à des séjours culturels à l’étranger.

Mais la projection dans l’avenir est parfois difficile, voire impossible. La difficulté à se projeter dans le domaine professionnel est particulièrement sensible pour celles et ceux qui n’ont pas (encore) de diplôme de l’enseignement supérieur. À défaut d’un métier, certains jeunes envisagent des domaines professionnels, par exemple « dans le sport » pour un jeune de Suresnes étudiant en STAPS. D’autres se centrent sur un statut et l’accès à un travail, même s’il reste indéfini, par exemple en insistant sur le fait d’accéder à une voiture et un appartement. Les projets professionnels peuvent en effet être articulés à des projections familiales et résidentielles, à l’image de cette jeune de Clichy pour qui continuer à travailler dans l’animation et s’occuper des « enfants des autres » semble incompatible avec une vie de famille, et qui envisage donc d’ouvrir son propre institut de beauté.

L’appartement, le permis, les études sont parfois étroitement liés au statut marital et au fait d’avoir des enfants. Ces réponses multidimensionnelles témoignent en partie de la place des socialisations genrées dans la construction des aspirations, qu’elles soient professionnelles, familiales ou résidentielles. Ces socialisations genrées sont en filigrane de beaucoup de projets, rejouant par exemple l’opposition entre le sport (devenir footballeur) et le soin (travailler dans l’animation, l’enseignement, la santé).

Des projections familiales révélatrices du genre et de la socialisation familiale

Pour des jeunes en difficulté scolaire ou professionnelle, la projection dans l’avenir peut se centrer sur la dimension familiale et s’exprimer alors en termes de mariage et d’enfants. Elle est ainsi révélatrice de la position sociale, c’est-à-dire du genre, de l’âge, de la socialisation familiale (qui fait jouer la trajectoire migratoire, les positions professionnelles des parents, la place occupée dans la fratrie, ou encore la ou les religions pratiquées dans la famille), mais aussi de la socialisation amicale.

Le type de configuration familiale envisagée dépend de celle qu’a connue la personne : de nombreux jeunes soulignent ainsi ce que leur a apporté leur fratrie pour justifier leur envie d’avoir plusieurs enfants, ou au contraire l’envie de ne pas avoir beaucoup d’enfants. Le modèle familial récurrent est centré sur le mariage entre 25 et 30 ans, puis sur le fait d’avoir des enfants. Ce statut marital peut renvoyer à la décohabitation parentale, notamment dans les familles où la pratique religieuse est importante. On observe cependant une diversité de rapports au mariage et à la famille, notamment dans la priorité accordée par les jeunes aux différents éléments (matériels, institutionnels, religieux, etc.). Dans quelques cas, rares, les jeunes filles mettent à distance le modèle du mariage et de la maternité.

L’histoire familiale, centrale pour comprendre les rapports à l’avenir autour du mariage ou des enfants, oriente également les projets résidentiels, comme pour cette jeune mère de Suresnes pour qui l’avenir consiste en priorité à devenir propriétaire car ses parents ont connu quatre expulsions, dont une récente.

Rêver son lieu de résidence : échapper aux discriminations ou rester proche de la famille

Les jeunes racontent parfois spontanément leur avenir en se projetant dans un lieu, qu’il s’agisse du type du logement (maison, appartement), de son statut (devenir propriétaire), d’un quartier ou d’une commune (rester dans le quartier, habiter à Paris ou dans une commune voisine) ou encore d’un pays étranger.

Les souhaits des jeunes quant à leur futur lieu de résidence révèlent les ambivalences de leur rapport au quartier. Si certain·es envisagent de s’investir dans le quartier pour aider les habitants, la plupart se situent entre la valorisation de leur espace de vie, où résident leur famille et leurs amis, et une volonté d’ascension sociale qui implique de quitter le quartier. Cela peut se traduire par une mise à distance parfois franche du quartier, voire de la « banlieue » comprise comme quartiers populaires. L’ambivalence est parfois grande, comme pour ce jeune d’Aubervilliers qui ne se voit pas ailleurs, mais en même temps ne souhaite pas habiter dans un immeuble comme le sien, et évoque l’étranger. Plusieurs souhaitent habiter un quartier qualifié de « vivant », mais en soulignant des différences avec leur expérience actuelle. Cette envie de changement peut s’exprimer dans le souhait de ne plus voir toujours les mêmes choses, ou de trouver un environnement plus favorable pour ses futurs enfants.

Les souhaits des jeunes quant à leur futur lieu de résidence révèlent les ambivalences de leur rapport au quartier.

La mise à distance du quartier mobilise souvent un registre lié à la nature. Fréquemment, les jeunes valorisent un autre climat que celui de la région parisienne et se projettent dans le « Sud », au soleil. Certain·es se voient quitter la France métropolitaine : une grande diversité de pays et de villes étrangères est mentionnée, qu’il s’agisse du Canada, de Londres, de Dubaï, de la Suisse, de l’Espagne, des États-Unis, du Japon, de la Colombie, de la Guyane, de la Nouvelle-Calédonie, etc. Parmi ces destinations, l’Angleterre et Dubaï sont fréquemment évoqués, car ces endroits (ces « eldorados » ?) semblent permettre aux jeunes de trouver plus facilement du travail, en évitant les discriminations, en particulier celles liées au port du voile dans des pays qu’ils et elles pensent comme plus « multiculturels » que la France. Partir peut alors sembler une solution individuelle face aux inégalités sur lesquelles on a peu de prise. Le luxe est également un élément attractif. Pour certain·es, se projeter à l’étranger fait jouer la trajectoire migratoire des parents ou des grands-parents et donc leur pays d’origine, comme l’explique un jeune de Pantin qui envisage de faire la navette entre la France et le Mali.

Un avenir détaché des problématiques environnementales et sociales ?

L’avenir collectif, mobilisant par exemple des enjeux politiques ou écologiques, est peu évoqué par les jeunes. Cela découle surtout de la manière dont leurs projets ont été abordés dans la recherche, en centrant les questions sur leur personne. Mais cette absence de références aux problématiques sociales et environnementales reflète aussi peut-être d’autres dynamiques. On peut faire l’hypothèse que les jeunes de quartier populaire se sentent peu légitimes à parler de l’avenir comme construction collective, ou considèrent avoir peu de prise sur des changements à des échelles qui dépassent le cadre local. Prendre position sur des changements à l’échelle de la société pose la question du sentiment d’appartenance, ou pour le dire autrement, de la possibilité de se projeter comme partie prenante de dynamiques sociales qui nous dépassent. Un jeune de Saint-Denis articule cependant clairement ses souhaits d’avenir avec un changement de système politique, ce que permet peut-être son âge (32 ans) ou la proximité de son milieu familial avec les classes moyennes. Surtout, la faible articulation entre avenir individuel et changements collectifs dit finalement peu de choses du rapport que les jeunes entretiennent avec la politique ou l’engagement : cela semble seulement indiquer que les enjeux collectifs sont d’abord pensés au présent et sans lien direct avec les perspectives individuelles en termes de travail, de famille ou de lieu d’habitation.

Les parcours scolaires et la réussite à l’école jouent un rôle important dans l’ouverture ou la fermeture des possibles professionnels des jeunes. Les incertitudes qui marquent les processus d’orientation scolaire puis professionnelle témoignent de contraintes particulières aux quartiers populaires : alors que les jeunes des milieux plus favorisés peuvent différer les choix d’orientation (en s’inscrivant dans des filières générales, ou des cursus pluridisciplinaires), les réorientations et tâtonnements peuvent contraindre plus lourdement les jeunes de milieux populaires (perte de temps ou passage par de coûteuses formations privées). Or, l’accès à un statut professionnel, et à la stabilité qu’il suppose, permet l’indépendance et l’autonomie, ce qui joue un rôle crucial dans les possibilités de décohabitation du domicile parental dans un contexte francilien marqué par les difficultés d’accès au logement. Quitter le domicile familial s’articule plus souvent au statut marital et pose la question du choix du conjoint (les poursuites d’études pouvant ouvrir les marchés matrimoniaux). Quitter le quartier de résidence fait jouer le rapport, souvent ambivalent, au quartier, tout comme les projets d’enfants. Globalement, les jeunes de quartiers populaires aspirent majoritairement à un avenir stable sur les plans de l’emploi, de la famille et de l’espace résidentiel, correspondant aux seuils classiques dessinant le statut d’adulte.