Les mots

Changement urbain

Les changements urbains : entre espoirs, nostalgie et interrogations

Grégory Busquet
Sociologue
Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation
Claudette Lafaye
Sociologue

Les jeunes s’interrogent sur le devenir de leur quartier, de leur ville et indissociablement sur leur propre avenir.

Les transformations urbaines de l’espace bâti concernent davantage les quartiers et les communes populaires que les espaces résidentiels de la bourgeoisie, relativement à l’abri des évolutions brutales de son cadre de vie. La plupart des villes et des quartiers où nous avons travaillé ont connu ou connaissent des mutations d’envergure assorties de démolitions. Le Petit-Nanterre à Nanterre, les Tarterêts à Corbeil-Essonnes, les Courtillières à Pantin, les Quatre-Chemins à Aubervilliers et Pantin et la plupart des quartiers de Clichy-sous-Bois sont ainsi lourdement affectés par la rénovation urbaine. Ils ont été précédés au tournant des années 2000 par la Caravelle à Villeneuve-la-Garenne, tandis que la Maladrerie à Aubervilliers est au début du processus. Les objectifs officiels de la politique de rénovation urbaine visent le « désenclavement », la mixité sociale et la banalisation des quartiers. Ils se déclinent dans le percement de nouvelles voies, dans la démolition de tours et de barres de logements sociaux afin de diversifier l’offre d’habitat (notamment par l’introduction de l’accession à la propriété et de logements à loyer libre) et le profil des occupants ­ainsi que dans la résidentialisation des bâtiments existants. Les centres-villes sont aussi concernés, même si les changements sont de moindre ampleur : celui de Saint-Denis est inclus dans le Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés, celui de Suresnes est l’objet d’une réhabilitation, celui de Pantin a vu les berges du canal de l’Ourcq et les friches attenantes réaménagées, ouvrant la voie à un processus de gentrification qui touche également les quartiers populaires de Paris 18e avec des projets d’aménagements comme la ZAC Pajol. Enfin, le territoire périurbain de Vert-Saint-Denis se transforme, accueille des opérations de petits collectifs et notamment du logement social dans le tout pavillonnaire.

Au cours de cette recherche, ces transformations ont alimenté de vifs débats entre les jeunes. Ceux-ci racontent les espaces disparus ou transformés, commentent les nouvelles constructions et les aménagements de l’espace public. La mémoire des lieux, véhiculée par l’usage de l’espace quotidien ou transmise par les générations précédentes, s’y trouve ainsi produite. Mais les jeunes s’interrogent aussi sur le devenir de leur quartier, de leur ville et indissociablement sur leur propre avenir.

Regards contrastés

Si quelques jeunes manifestent une certaine indifférence, les changements sont souvent perçus positivement, qu’ils prennent la forme de programmes neufs ou réhabilités, de nouveaux équipements, de la création d’espaces publics, de l’arrivée de nouveaux commerces. Dans le 18e arrondissement de Paris, la nouvelle esplanade Nathalie Sarraute a transformé un endroit qualifié de sombre, laid et anxiogène en un espace investi par les jeunes, malgré des conflits d’appropriation et une nostalgie pour l’ancienne friche. Aux Tarterêts (Corbeil-Essonnes), le nouveau centre commercial est plébiscité. À la Maladrerie (Aubervilliers), la rénovation est attendue. Au-delà de la diversité des changements, beaucoup considèrent qu’ils sont l’une des clés de l’évolution du regard porté sur le quartier : la perception des jeunes change avec le regard extérieur façonné par les médias. Plusieurs jeunes Pantinois se montrent ainsi sensibles aux articles de presse célébrant en Pantin un nouveau Brooklyn, tandis qu’à Paris 18e, les bars à vin et les boutiques à la mode incarnent la promesse que Barbès ne sera plus exclusivement le quartier des Noirs et des Arabes, même si les jeunes ont le sentiment que les choses ne changent pas fondamentalement.

Les travaux de rénovation sont souvent qualifiés dans un registre esthétique qui articule le beau, le propre et le moderne et sont évalués dans leur capacité à restituer une dignité jusque-là bafouée, comme l’exprime un jeune de Clichy-sous-Bois. Parfois, les changements sont identifiés comme insuffisants, trop lents ou ne modifiant pas les choses en profondeur tant la temporalité de la jeunesse s’accommode mal de celle des programmes de rénovation, des chantiers qui s’éternisent, des parcs ou des squares fermés plusieurs années durant.

Les changements programmés sont aussi critiqués pour leur caractère cosmétique à l’image d’une jeune fille de Suresnes qui estime que l’on s’est contenté de refaire les façades de la cité-jardin, en négligeant appartements et occupants. Au Petit-Nanterre, des jeunes critiquent les choix politiques opérés : les constructions neuves situées en lisière de la cité sont qualifiées de cache-misère destiné à masquer le bâti dégradé en son sein et les populations arabes et musulmanes considérées indésirables. Les transformations sont aussi jugées négativement en tant qu’elles dénaturent les quartiers et leur identité, nient et effacent les usages de l’espace. C’est particulièrement le cas aux Tarterêts ou au Petit-Nanterre et, à un moindre degré, dans le centre-ville de Suresnes où les changements urbains sont moins brutaux. Enfin, d’autres jeunes dissocient les évolutions de leur propre espace de vie et celles affectant leur ville : une jeune Clichoise, qui dit pourtant préférer l’ancien Clichy-sous-Bois au nouveau et ne trouve aucune qualité esthétique à la réhabilitation de sa résidence, accorde crédit à la rénovation urbaine qui a transformé la commune. Si elle n’est pas dénuée de critiques, l’aspiration au changement est également associée à une nostalgie des lieux de l’enfance et de la densité relationnelle de la vie de quartier.

Nostalgies

Comme la mémoire collective, la nostalgie des lieux de l’enfance se construit au présent dans des contextes de changements urbains rapides où le chez-soi que constitue le logement peut se trouver brutalement effacé sans que les résidents n’aient eu leur mot à dire. Aux Tarterêts à Corbeil-Essonnes comme à Clichy-sous-Bois, les jeunes sont nombreux à avoir subi la démolition et l’éviction de leur logement et à avoir vécu leur jeunesse au milieu d’un chantier. La violence des démolitions et la négation du vécu qui l’accompagne affleurent dans plusieurs témoignages. Un jeune homme de Villeneuve-la-Garenne assimile la destruction de l’immeuble dans lequel il a vécu son enfance à l’enterrement de sa jeunesse tandis qu’un autre confie avoir pleuré lorsque la tour des Tarterêts où il a grandi a été démolie. Le délogement-relogement qui accompagne la démolition néglige et active tout à la fois l’attachement porté au lieu de vie détruit et aux sociabilités défaites.

 

La nostalgie, qui a toujours à voir avec la perte, est véhiculée par les mutations de l’espace du quartier, des plus radicales aux plus infimes.

 

La nostalgie, qui a toujours à voir avec la perte, est véhiculée par les mutations de l’espace du quartier, des plus radicales aux plus infimes : des traces demeurent comme autant de repères ravivant la mémoire des lieux disparus. Elle se nourrit aussi du tissu relationnel et de l’interconnaissance liés aux lieux, présumés eux aussi éteints ou dégradés. En ce sens, elle renvoie au collectif : à la famille et plus encore au groupe d’ami·es et aux événements vécus en commun. Elle puise sa puissance émotionnelle dans la mémoire des rencontres, des amitiés nouées et consolidées, des brouilles, de la socialisation entre grands et petits et des jeux d’enfants dans l’espace public : bacs à sable, toboggans, city stade, skateparks, tables de ping-pong supports de tournois mémorables, mais aussi pelouses ou aires désaffectées propices pour jouer à chat ou improviser des matchs, arbres faciles à grimper, bancs, murets, recoins… Tous enjolivés par la capacité enfantine à les plier aux nécessités infinies du jeu. Lors de la visite des Courtilières où ils résident, deux jeunes de Pantin s’attardent dans le petit square où ils se sont connus à l’âge de quatre ans et les réminiscences affleurent : le tourniquet où ils ont tant joué a été retiré. La disparition et le remodelage des aires de jeux enfantins reviennent inlassablement d’un site à l’autre. Nombreux sont aussi les jeunes à regretter les espaces vides, ces délaissés urbains auxquels les réaménagements ont donné une affectation précise, qui se prêtaient avant à l’appropriation tel le parking du quartier des Chênes à Suresnes investi en terrain de foot et sur lequel un immeuble a été construit. Cette mémoire de l’espace est souvent énoncée sur le même registre et dans les mêmes termes par les jeunes de différents sites. Au-delà des lieux disparus ou reconfigurés, elle traduit la nostalgie de l’enfance elle-même, quand le territoire du quartier apparaît immense, inépuisable et plein de promesses, comme l’exprime un jeune de Villeneuve-la-Garenne qui, à l’instar d’autres, trouve le quartier d’aujourd’hui, en dépit de l’attachement qu’il lui manifeste, étriqué et sans ambiance. Au-delà de la nostalgie suscitée, les transformations physiques et symboliques de l’espace font l’objet d’interrogations et sont sources d’ambivalence. C’est particulièrement le cas lorsqu’elles s’accompagnent de changements sociaux déjà là ou se profilant à l’horizon.

Interrogations

L’arrivée de nouvelles populations liées aux changements urbains interroge les jeunes, ce qu’ils sont et leur légitimité à être là. Dans leurs représentations, les nouvelles populations, qui n’ont ni la mémoire des lieux et des gens ni le même passé en partage, viennent menacer celles déjà là, dans une dynamique qui met aux prises établis et nouveaux venus. Les jeunes, engagé·es dans une communauté d’usage de l’espace qui a marqué le lieu, se sentent rejeté·es, exclu·es, déconsidéré·es, et ce d’autant plus qu’ils et elles ont connu un relogement fragilisant leur ancrage. Ils et elles reconstruisent alors une distinction, entre un « nous » et un « eux » où se rejouent des oppositions de territoire, de classe et parfois de race.

Place de la pointe, Pantin

Place de la pointe, Pantin

Les nouveaux résidents peuvent, selon les configurations, être perçus comme plus bourgeois, plus fiers, forcément différents, y compris d’ailleurs lorsqu’ils occupent des logements sociaux. À Corbeil-Essonnes, les ménages installés au sein de la villa Paloma, un programme de logements neufs réalisé dans le cadre de la rénovation urbaine à destination d’une population à faibles revenus, sont considérés par les jeunes comme plus aisés que leurs propres familles. Ils sont aussi réputés vivre dans l’entre-soi sans se mélanger au reste du quartier, au point que le fait de savoir si la villa Paloma fait partie des Tarterêts est l’objet de discussions animées entre les jeunes. Si la villa Paloma relève éventuellement des Tarterêts, elle ne fait clairement pas partie du « Zoo », surnom du quartier. Au Petit-Nanterre, les constructions neuves ont aussi amené une nouvelle population plus aisée ou perçue comme telle alors que les jeunes habitent les barres non réhabilitées. Le refuge constitué jusqu’alors par le quartier comme l’espace dévolu aux ménages modestes semble se rétrécir : jugés trop beaux et trop classes, comment les nouveaux logements pourraient-ils être pour eux ?

À Pantin, les jeunes perçoivent les mutations de la ville comme mettant en péril le maintien des classes populaires auxquelles ils s’affilient. D’un autre côté, ils apprécient la nouvelle esthétique des espaces publics, qui rend moins étanche la frontière physique et symbolique entre la banlieue et Paris. Ils pratiquent ces espaces sans avoir toutefois les moyens d’en profiter pleinement tant les nouveaux bars situés sur les berges du canal sont onéreux. Lorsqu’ils se projettent dans l’avenir, ces mêmes jeunes dont plusieurs aspirent à demeurer à Pantin, se vivent comme en sursis dans leur ville en raison des prix de l’immobilier. Dans le 18e arrondissement, un rapport ambivalent aux nouveaux commerces du quartier La Chapelle est décrit : quelques-uns disent ne pas y aller parce que c’est trop cher ou que les produits proposés ne leur plaisent pas, tandis que d’autres, parfois les mêmes, s’y donnent rendez-vous, consomment en petits groupes, assis en terrasse, à côté des touristes ou d’habitants appartenant aux classes moyennes. À Vert-Saint-Denis, si les jeunes se projettent dans les nouveaux lotissements, ils s’interrogent sur l’étalement des constructions neuves propre à menacer leur rêve d’une ville à la campagne.

À Suresnes, dans la cité des Chênes, la mutation s’opère à bas bruit, repérée à travers l’évolution de l’ambiance urbaine liée à des changements de générations et de modes de vie : la place des jeunes ménages de classes moyennes et de leurs enfants en bas âge récemment installés interroge. Les jeunes déplorent alors le repli sur soi au détriment de la vie collective et de la convivialité appréciées dans l’enfance dont ils conservent la mémoire.

Contrairement aux idées reçues, les quartiers populaires sont loin d’être marqués par l’immobilisme. Ils sont affectés par des changements urbains et sociaux non réductibles au programme national de rénovation urbaine, même si celui-ci a contribué à transformer la physionomie de plusieurs sites de la recherche. Ces changements mettent à l’épreuve la possibilité qu’ont les jeunes de se projeter dans l’avenir, entre trajectoire ascensionnelle et marginalisation. Quelles que soient l’ampleur et la nature des mutations, les jeunes s’y montrent le plus souvent sensibles et, au-delà de la nostalgie des lieux disparus, en questionnent avec force et pertinence les logiques et les finalités.