Les mots

Kebab

Dis-moi ce que tu manges… les pratiques alimentaires des jeunes et la recherche

Fanny Salane
Sciences de l'éducation

« Les pratiques alimentaires constituent des éléments précieux de compréhension du rapport au quartier, à la religion, aux origines. »

J’ai tenu à ce que ce mot soit présent dans l’abécédaire car il m’est apparu assez vite que la nourriture avait une place importante pour les jeunes mais également pour et dans la recherche. Centrales dans les sociabilités juvéniles, les pratiques alimentaires constituent des éléments précieux de compréhension du rapport au quartier, à la religion, aux origines. Par ailleurs, le processus de recherche avec les jeunes s’est lui-même fortement appuyé sur des expériences culinaires et des partages de moments conviviaux autour de la nourriture. Ces moments n’ont pas été dénués d’incompréhensions ou de décalages mutuels, tant la nourriture est un marqueur social et identitaire profond, et qu’elle véhicule par-là de nombreux clichés. Le choix même du mot kebab est une mise en abyme de ce constat : il symbolise la richesse et la complexité d’une recherche qui mêle des personnes aux âges et aux provenances territoriales (province / Île-de-France) différents, deux caractéristiques qui semblent influencer l’usage du terme kebab ou grec.

 

Les pratiques alimentaires des jeunes

Les pratiques alimentaires sont différentes selon l’âge, la culture, le sexe, la classe sociale, et il est souvent avancé que celles des jeunes, qui plus est de milieux populaires, seraient caractérisées par leur nocivité (malbouffe, alimentation trop grasse et trop sucrée), leur dérégulation (grignotage, snacking) et leur individualisation. La recherche montre une situation beaucoup plus complexe, et notamment une hybridation des normes et des cultures, qui participe à la construction identitaire de ces jeunes. Les pratiques formelles s’articulent avec les pratiques informelles, les collectives avec les individuelles, les familiales avec les amicales ou amoureuses.  

Le quartier est également le lieu où les traditions culinaires se perpétuent que ce soit au sein des foyers […] ou dans l'espace public…

 

Les pratiques alimentaires des jeunes font partie intégrante des sociabilités juvéniles, notamment amicales. Le déplacement et la consommation se font donc rarement en solitaire, et rarement en groupe mixte. Ces pratiques sexuées s’articulent à des pratiques géographiquement situées : si le grec est une figure emblématique du quartier (surtout pour les garçons), la fréquentation des centres commerciaux, dans la ville ou dans d’autres villes, est associée au McDo ou au Paradis du fruit (restaurant certifié halal). La sortie en groupe, pour aller manger, est une pratique fréquente pour les filles : elle correspond à une construction de la liberté et à une expérience de la diversité culinaire. Cette pratique dessine alors une géographie de la banlieue et de Paris plus large que celle du quartier. Cette circulation dans des espaces divers peut être illustrée par l’opposition souvent évoquée par les filles entre le café du quartier et le McDo. Le premier est un espace qu’elles ne fréquentent pas, voire devant lequel elles appréhendent de passer ; a contrario, le McDo apparaît comme un lieu pour tout le monde, dans lequel filles et garçons se mélangent. Ainsi, la mixité peut à la fois être totalement absente de l’espace public comme en faire intégralement partie. Dans cet univers des pratiques alimentaires, aller au restaurant revêt une place à part : c’est une occasion festive de fêter son anniversaire entre copines, d’emmener son amoureuse dans des endroits chics, ou encore de découvrir de nouvelles saveurs, de nouveaux plats, de nouveaux lieux.

Ainsi, loin de dessiner une carte uniforme, les pratiques culinaires et alimentaires des jeunes relèvent de l’hybridation des usages, des cuisines et des cultures.
Les commerces, les restaurants, les bars sont des lieux fondamentaux dans la vie d’un quartier et plusieurs espaces de restauration sont cités et situés sur les cartes mentales du quartier dessinées par les jeunes. À Pantin, lors d’une promenade urbaine, un grec est mentionné par des jeunes comme marqueur du quartier « Église de Pantin » et lieu de rassemblement, d’autant plus prisé qu’il a été le premier à pratiquer des prix très abordables. À Vert-Saint-Denis, un jeune évoque également un grec, lieu de rencontres intergénérationnelles, de construction identitaire pour lui, mais également porteur de représentations stigmatisantes de la part de certains habitants et habitantes, qui le perçoivent comme un lieu racisé. Ce qu’il traduit avec beaucoup d’humour : « Même les Blancs qui vont là deviennent noirs ». À Corbeil-Essonnes, on se souvient de l’ouverture du Marché Frais qui a permis d’avoir les mêmes commerces qu’ailleurs ou encore du Quick enfin devenu halal (alors qu’avant, on devait aller jusqu’à celui de Fleury) comme moments mémorables des Tarterêts. Ces exemples mettent également en lumière le fait que l’accès à ces commerces permet de faire rentrer le quartier dans la normalité, la banalité, puisque l’on y trouve désormais les produits de consommation que l’on ne trouvait qu’ailleurs auparavant. 

Prix – Kebab

Prix – Kebab

Lors d’un atelier à Corbeil-Essonnes, nous explorons avec les jeunes les événements qui font partie de leur grande ou de leur petite histoire. Chaque jeune est invité à écrire sur un post-it ces événements, et à les commenter. Un jeune garçon se rappelle ainsi avec précision l’ouverture du « grec à 3€ », dans le quartier, en 2018. Pour lui, cela constitue un événement majeur pour la vie du quartier et la sienne, par le type de nourriture proposée et les prix pratiqués.


Par ailleurs, la réputation de certains lieux de restauration peut dépasser les limites du quartier ; notre recherche a permis d’identifier des lieux repères communs pour les jeunes de villes différentes, comme la sandwicherie-kebab Le 129 à Saint-Denis par exemple. Les réseaux sociaux participent à la construction de ces renommées et sont régulièrement consultés pour découvrir de nouvelles adresses, comparer leurs notations et regarder des photos de plats.
Le quartier est également le lieu où les traditions culinaires se perpétuent, que ce soit au sein des foyers, avec des pratiques de confection et de dégustation en commun, ou dans l’espace public, avec la vente à la sauvette de pastels et autres mets, et/ou de boissons (jus de gingembre ou bissap). L’alimentation (sa conception comme sa vente) est ainsi une composante importante de l’économie populaire, facilement accessible : pour financer des projets, les jeunes font des barbecues lors de tournois de foot ou proposent des prestations de traiteur lors d’événements. Les jeunes ont décrit, dessiné et filmé leurs pratiques alimentaires ; nous avons aussi pu observer certaines de ces pratiques, et parfois y participer.
Celles-ci ont notamment été un moyen de saisir les rapports genrés et la répartition sexuée des tâches : qui fait quoi ? qui range ? qui lave la vaisselle ? Si l’on retrouve les répartitions traditionnelles, on constate également que les garçons s’acquittent de tâches ménagères (faire et porter les courses), notamment parce que certains y sont habitués au sein de leur foyer, sans que cela remette en question des pratiques culinaires genrées. Par exemple, les garçons s’occupent du barbecue et plus généralement de la viande ; les filles s’occupent du dessert et de la vaisselle. Les rapports intergénérationnels s’articulent aux rapports de genre : qui achète pour qui ? qui cuisine pour qui ? Des mères sont sollicitées pour cuisiner pour des événements de la recherche, des filles doivent partir des ateliers pour faire à manger pour leur fratrie, des « grands » arrivent aux ateliers avec de la nourriture pour les « petits », les petits sont sommés d’aller acheter une canette pour les grands. Dans un groupe de filles et de garçons, les filles vont ranger, les garçons, si on le leur demande ; en l’absence de filles, les grands vont demander aux petits.
Enfin, la nourriture apparaît comme une pratique de partage et de solidarité incontournable : pour preuves les maraudes ou les distributions alimentaires pendant le confinement dans lesquelles de nombreux jeunes étaient impliqués.

Barbecue – Corbeil-Essonnes

Barbecue – Corbeil-Essonnes

Barbecue aux Tarterêts, Corbeil-Essonnes, 15 mars 2019.

La nourriture dans la recherche

La nourriture a été l’objet de questionnements et de tâtonnements tout au long de la recherche : la plupart des ateliers comportaient un rituel consistant à proposer un en-cas, sucré ou salé. Comment maintenir cette convivialité pendant le ramadan ? Proposer de la nourriture pouvait-il être perçu comme un manque de respect par certains jeunes, comme une imposition ou une forme de contrôle par d’autres ? Le fait d’être dans une démarche participative, avec les jeunes et les professionnels et professionnelles de la jeunesse a alors été une ressource précieuse pour prendre des décisions qui paraissaient les plus adaptées au contexte et à la situation. De même, en amont de la rencontre organisée avec tous les jeunes en novembre 2018, la question des repas a été une préoccupation forte dans l’équipe d’organisation : comment nourrir plus d’une centaine de personnes, sans pouvoir faire chauffer les plats, sans que cela soit trop salissant, etc. ? Elle l’était également pour les jeunes, qui attendaient de cette rencontre de bien manger, et de la nourriture halal. Il a été décidé de faire appel à un traiteur libanais pour les deux déjeuners prévus, ce qui n’a pas été du goût de tous les jeunes comme le démontrent les nuages de mots ci-après. Lors du dernier temps de la rencontre qui a été consacré à une évaluation, il est notable qu’à la question « Si je devais choisir deux mots pour parler de ce week-end, ce serait… », le mot ayant reçu le plus d’occurrences soit celui de « libanais » (on remarque également « chouquette » et « couscous » dans les mots proposés). 

Nuage de mots – Kebab

Nuage de mots – Kebab

Nuage de mots, 11 novembre 2018, « Si je devais choisir deux mots pour parler de ce week-end, ce serait… »

Nuage mots – Kebab

Nuage mots – Kebab

Nuages de mots, 11 novembre 2018, « Si c'état à refaire, j'aimerais… »

 

Et quand il a été demandé « Et si c’était à refaire, j’aimerais… », là encore, on voit apparaître des éléments autour de la nourriture : « moins de libanais svp », « libanais », « bien manger », « le repas », « bouffe ».

Il semble qu’on ait ici l’illustration d’une incompréhension culinaire entre membres de la recherche, certains et certaines trouvant cette nourriture insuffisamment roborative et carnée, d’autres appréciant sa fraîcheur et ses déclinaisons végétariennes. Beaucoup sont alors sorti·es de l’école d’architecture de Paris La Villette (dans le 19e arrondissement) où nous étions, pour aller manger dans le quartier, notamment au grec. Cet événement a par ailleurs occasionné de nombreuses blagues tout au long du week-end. Comment ne pas y voir un décalage ou tout du moins un désajustement social (et peut-être générationnel) entre jeunes, chercheurs et chercheuses ? D’autres petites mésaventures sont arrivées au cours de la recherche : dans la même veine, une chercheuse a préparé avec beaucoup d’attention une tarte chèvre-épinards pour une séance de travail avec des jeunes, tarte avec laquelle elle est piteusement repartie…

Ainsi, la bonne volonté des chercheurs et chercheuses s’est-elle parfois heurtée aux habitudes gastronomiques des jeunes, aux projections qu’ils ou elles s’en faisaient ou à leurs codes et normes implicites (lors d’un atelier, apporter des biscuits 1er prix a été ressenti comme un affront par des jeunes). Au-delà de ces ratés, la nourriture a surtout été l’occasion de partager de nombreux moments joyeux et plus ou moins solennels avec les différents membres de la recherche : goûters informels, repas de rupture du jeûne pendant le ramadan. Sur certains terrains, le contenu des collations a fait l’objet d’une discussion et d’une décision collective. À Pantin par exemple, les rencontres ayant lieu sur des temps de repas, le collectif de recherche a décidé d’un repas standard : chips, pain de mie, fromage à tartiner, jambon de dinde halal et sodas. Dans les dix villes concernées par la recherche, un événement a été instauré pour marquer symboliquement la fin des ateliers – même si la recherche continuait – et a été la plupart du temps culinaire : restaurant, repas partagé, pique-nique, barbecue, pot.

De manière générale, tout au long de la recherche, les jeunes, les chercheurs et les chercheuses, les professionnels et les professionnelles, ont préparé / apporté de la nourriture pour les autres. Ainsi, le dîner d’un des moments forts de la recherche a été organisé par les jeunes des Tarterêts qui se sont occupés de toute la logistique (les garçons, surtout les grands), ont préparé les pâtisseries (les filles) et ont mis à contribution les mamans du quartier pour cuisiner le couscous. Le rôle de la nourriture dans la recherche est encore, dans une large mesure, un impensé ; sans l’instrumentaliser dans la perspective de créer à tout prix une relation avec les différents acteurs impliqués dans l’enquête, il paraît important de la prendre en compte comme partie prenante du processus de recherche et comme espace de production de données. Elle permet également de mettre en lumière certaines tâches invisibles du travail de chercheur, notamment avec les jeunes : faire les courses, cuisiner, nettoyer, faire la vaisselle ; prendre en compte leurs goûts, leurs attentes ; respecter les prescriptions alimentaires… autant de petites tâches indispensables à toute recherche qui tente de combattre « l’indécence », selon le terme de Jean-Paul Payet, que l’asymétrie entre chercheurs et acteurs peut produire.