Les mots

Politique

Des jeunes dépolitisés ?

Marie-Hélène Bacqué
Sociologue
Emmanuel Bellanger
Historien
Hélène Hatzfeld
Politiste
Bénédicte Madelin
Coord. nat. Pas Sans Nous

Défiants à l’égard des élus et de la politique politicienne, les jeunes dessinent en contrepoint un rapport à la politique fondé sur un pouvoir d’agir.

« La politique, ça ne m’intéresse pas ». Nous avons souvent entendu cette phrase qui conforte à première vue l’idée que les jeunes des quartiers populaires vivraient dans des déserts politiques et seraient dépolitisés. Mais quand ces mêmes jeunes expliquent ce qu’ils connaissent, pensent ou font, une autre réalité apparaît.

 

Une conscience diffuse des inégalités sociales

Leur rapport à la politique est intimement lié à une conscience aiguë des inégalités qui frappent leur quartier. Cette empreinte du lieu de vie est une des caractéristiques essentielles de leurs sensibilités politiques. À Suresnes, une jeune femme regrette ainsi que dans sa ville on ne s’occupe pas des quartiers prioritaires pourtant nombreux. Ailleurs, plusieurs jeunes se plaignent que les élus ne connaissent pas les problèmes des jeunes des quartiers : trouver un stage ou un emploi, réaliser des projets… Ce constat se répercute plus largement dans une opposition sociale nette : « La politique, c’est pour les costumes cravates, ce n’est pas pour nous » ; elle est réservée à ceux qui « ont fait les grandes écoles ». Ces inégalités sont perçues aussi comme des barrières raciales et culturelles à l’opposé de la situation américaine, citée par plusieurs jeunes, qui a permis l’élection et la carrière d’Obama.

On peut ainsi distinguer trois groupes parmi les jeunes. Le premier est le plus distant : les jeunes qui le composent ne sont pas intéressés par la politique, ne votent pas, ne connaissent pas le nom du maire de la ville ou de grandes figures de la vie politique nationale. Au contraire, pour un second groupe, la politique est importante car elle peut leur permettre de changer le monde social et de se projeter dans une société plus juste. Enfin, les indécis expriment souvent un sentiment d’incompétence, si ce n’est d’illégitimité, devant un domaine qui leur semble compliqué et nécessiter des compétences spécifiques.

 

Des jeunes défiants à l’égard de la politique politicienne

Le système électoral, associé à la politique politicienne suscite très largement le rejet, chez les jeunes comme plus généralement dans les quartiers populaires. Leur défiance est cependant nuancée par le rapport ambivalent qu’ils entretiennent avec les élections. Même parmi ceux qui disent n’être pas intéressés, beaucoup déclarent avoir voté ou pensé à le faire. La plupart définissent le vote comme un droit civique, droit auquel ils sont d’autant plus sensibles qu’il est souvent refusé à leurs parents ou grands-parents et que les femmes l’ont obtenu par la lutte. Comme ailleurs en France, l’élection du président, fonction majeure sous la Ve République, est considérée comme la plus importante. Plusieurs jeunes indiquent ainsi n’être intéressés que par ce scrutin. Toutefois, quelques-uns se sont présentés aux élections municipales de 2020.

Pour qui voter ? Du flou global, des souvenirs et des intentions exprimées, deux tendances claires se dégagent, marquées par le contexte du temps de la recherche, proche de l’élection présidentielle de 2017. Jean-Luc Mélenchon intéresse parce qu’« il sait parler aux banlieues », même s’il paraît parfois « fou ». Inversement, Marine Le Pen est citée quasi unanimement en repoussoir pour son racisme. Plusieurs ressentent comme une menace, largement partagée, que les étrangers soient renvoyés de France, comme ce jeune Marocain de Villeneuve-la-Garenne envisageant un « aller simple vers le Maroc » en cas de victoire du Rassemblement national. D’autres soulignent au contraire qu’ils sont français et resteront bien là.

L’usage du vote ne donne pas lieu à un engagement formel dans un parti ou un mouvement politique. Une jeune femme de Pantin, qui se dit de sensibilité communiste, explique se réserver le droit d’avoir des désaccords et pour cela ne pas vouloir adhérer. Le rejet des organisations politiques est d’autant plus prégnant que le clivage gauche / droite pour les jeunes, comme pour les deux tiers des Français, n’a plus de légitimité et ne recouvre pas de véritables enjeux. Quels que soient leur âge, leur genre, leur niveau d’études, leurs ressources sociales et leur degré d’intégration dans le quartier, tous expriment le sentiment fort de ne pas être défendus par la classe politique. Se rejoue ici un clivage historique entre le « nous » des classes populaires et le « eux », très composite, des autres et en particulier des dirigeants politiques. Ce « nous », forgé dans la conscience d’appartenir à un groupe et à un territoire populaires distincts, imprègne en profondeur la vision que les jeunes ont de la politique faite de défiance et de contestation de l’ordre établi.

Leur socialisation politique entrecroise trois cercles : celui du lieu de vie, celui de la parenté et celui de la vie sociale, de leurs rencontres extra-familiales et de leurs références culturelles, historiques et itnernationales.

 

Quartier, famille, contexte international : des ressorts variés de socialisation politique

Le rapport des jeunes à la politique se construit, comme pour tous ceux de leur génération, dans la double dynamique d’un héritage, propre à une famille et à un quartier, et d’une expérimentation à la fois personnelle et partagée avec d’autres. Leur socialisation politique entrecroise trois cercles : celui du lieu de vie, celui de la parenté et celui de la vie sociale, de leurs rencontres extra-familiales et de leurs références culturelles, historiques et internationales. Ce qui distingue les jeunes des quartiers populaires de ceux d’autres quartiers mais aussi entre quartiers, ce sont les effets de lieu et de contexte qui produisent du sens et de la conscience.

Dans certaines banlieues populaires, l’histoire du quartier, ses événements et leur mémoire constituent un terreau de socialisation politique. À Clichy-sous-Bois, les jeunes héritent ainsi de la mémoire de la mort de Zyed et Bouna, qui a déclenché les « émeutes » de 2005. Cette mémoire est vivifiée par le travail et la présence de l’association AClefeu. Elle donne sens à la dénonciation des violences policières, mais aussi des médias. L’image déformée, stigmatisante que ceux-ci donnent des quartiers où les jeunes vivent est, par réaction, un vecteur de sensibilisation politique.
En interaction avec le quartier, la famille constitue le principal levier de socialisation des jeunes des milieux populaires. Mais les rôles sont très variables, d’une famille à une autre. L’écoute en famille des informations ou des débats télévisés lors des élections est parfois citée comme source de discussions. Si l’un ou l’autre des parents vote, il peut avoir un rôle de prescripteur : la mère pour une jeune fille de Clichy-sous-Bois, une sœur pour des jeunes de Corbeil-Essonnes (dont les parents n’ont pas le droit de vote). Des exemples familiaux peuvent contribuer à structurer des orientations politiques, parce qu’ils repoussent ou font réfléchir : tels un père militant (en France, au Congo…), ou des oncles engagés (en Gambie pour une jeune fille d’Aubervilliers, dans différents pays d’Afrique pour un jeune de Pantin). L’éveil à la politique résulte aussi de rencontres liées à la vie sociale des jeunes, qui marquent leurs expériences scolaires ou extrascolaires et leurs parcours professionnels : une professeure de français a fait rencontrer des migrants, des prisonniers, des journalistes à ses élèves et monter une pièce de théâtre à Villeneuve-la-Garenne ; la femme d’une personnalité politique a suivi le parcours scolaire d’un jeune de Clichy-sous-Bois et développé la confiance en ses capacités…
À l’origine de cette sensibilisation se trouvent aussi souvent des responsables d’association, des animatrices, des animateurs, des éducatrices, des éducateurs que les jeunes tiennent en estime pour l’exemple de leur parcours et dont ils saluent l’engagement. Dans un contexte de profonde défiance à l’égard des organisations politiques, la fonction sociale de ces acteurs de terrain est devenue nodale : là où les organisations de jeunesse des municipalités communistes ont disparu, ils sont souvent les seuls à pouvoir encore exercer une médiation et à maintenir un lien avec le personnel politique ou, au contraire, à s’imposer comme une alternative à ces mêmes élus en perte d’ancrage et coupés des jeunes des classes populaires.

 

Un pouvoir d’agir

Défiants à l’égard des élus et de la politique politicienne, les jeunes dessinent en contrepoint un rapport à la politique fondé sur un pouvoir d’agir. Ce qui importe à leurs yeux, ce sont des « politiques concrètes », comme le dit un jeune de Suresnes : celles qui agissent sur la situation qu’ils vivent eux-mêmes en tant que jeunes, sur les problèmes sociaux du quartier plus largement. Le principal reproche fait aux candidats et aux élus est que leurs paroles ne sont pas suivies d’actes. Les maires et leurs adjoints sont jugés en fonction de leur capacité à répondre aux attentes concrètes des jeunes face au chômage, aux difficultés scolaires, au manque d’occupations. Les références internationales d’hommes politiques qu’ils citent – Obama, Gandhi, Martin Luther King – sont présentées comme des symboles d’actions contre les discriminations et pour les droits. 

Politique - affiche

L’exercice d’un pouvoir d’agir dans le quartier ou la ville peut alors être imaginé sous plusieurs formes : « agir en politique électorale », comme le propose un jeune de Vert-Saint-Denis, que la fonction de maire intéresse, participer à une campagne électorale comme le font des jeunes de Clichy-sous-Bois, organiser une liste pour des élections municipales avec des jeunes du quartier comme à Villeneuve-la-Garenne, porter la parole des jeunes dans le conseil consultatif de la jeunesse à Suresnes ou à Aubervilliers. D’autres se lancent dans le montage d’associations, comme à Nanterre ou Corbeil-Essonnes. L’image négative des quartiers populaires donnée par les médias inspire aussi à certains la volonté d’avoir une prise sur ces représentations, en partageant informations et images sur les médias sociaux, ou en construisant leur propre site comme un jeune de Clichy-sous-Bois. Le pouvoir d’agir s’expérimente comme l’apprentissage d’une responsabilisation, du difficile équilibre entre relations avec la municipalité et autonomie : « Il faut s’auto-organiser, il faut leur montrer qu’on peut s’en sortir sans eux » tranche un jeune de Villeneuve-la-Garenne. Chez les jeunes des quartiers populaires, la conscience sociale, nourrie d’un esprit critique contre les représentations médiatiques, ne se conjugue pas avec une conscience politique structurée et revendiquée. Les quartiers socialisent plus qu’ils ne politisent. Mais à l’opposé des idées reçues sur l’enfermement et le communautarisme des habitants des cités, la vie des jeunes ne s’apparente ni à un désert ni à un ghetto politique. L’intensité des rapports à la politique diffère, comme dans le reste de la société, selon les trajectoires des jeunes et leurs lieux de vie. Mais même dans les quartiers populaires où la démobilisation électorale est la plus notable, des jeunes peuvent montrer un intérêt et un engagement forts pour la politique. Leur expérience de la politique est avant tout une expérience sociale qui se décline en des formes multiples d’engagement, singulières ou collectives, innovantes et formatrices, sociales et politiques.