Une jeunesse en réseaux
Usages et pratiques des jeunes avec les résaux sociaux numériques (RSN).
Les réseaux sociaux numériques (RSN) se sont imposés dans cette recherche, pour assurer nos liens avec les jeunes : dans chaque quartier, nous avons créé des groupes WhatsApp, pour permettre des rappels rapides des moments d’atelier ou recevoir les photographies des quartiers que les jeunes partageaient avec nous. Mais y a-t-il des spécificités des jeunes des quartiers populaires dans leurs appropriations et leurs usages des RSN ? À première vue, rien ne permet de l’affirmer. Beaucoup de caractéristiques fortes identifiées ici se retrouvent chez une bonne part de l’ensemble de la jeunesse française.
Des usages massifs et diversifiés : « C’est la vie quand même les réseaux sociaux, ça permet d’avoir un lien avec le monde extérieur »
Les jeunes ont des pratiques massives et multiformes des outils numériques, qui correspondent à des tendances générales des populations jeunes des pays développés. Leur outil privilégié est le téléphone, qui sert à tout faire, comme plusieurs d’entre eux l’ont explicité, éclairant la diversité de leurs usages, du partage de conseils beauté à la pratique de cours de musculation ou au renforcement scolaire, en passant par l’échange de notes de cours aux usages en matière de religion (recommandation de versets du Coran) : un téléphone cassé ou perdu peut ainsi apparaître comme un événement très marquant.
Ces pratiques intenses et ubiquistes des outils numériques s’accompagnent souvent de mises en réseau et de formes de partage, actif ou passif : certains logiciels ont des fonctionnements hybrides, comme YouTube, pour partie assimilables à un réseau social, pour les utilisateurs les plus actifs (commentaires, éléments postés, voire réalisation de vidéo…). Pour autant, cette notice se limite pour l’essentiel à évoquer les usages des RSN identifiés comme tels par les jeunes: Facebook, WhatsApp, Snapchat, Instagram, Twitter…
Ces réseaux sont au cœur de la vie quotidienne des jeunes, au point, comme nous l’explique une jeune de Clichy, qu’elle se considère comme une « jeune du réseau social ». Ils apparaissent en particulier comme des vecteurs privilégiés d’information. La source considérée comme fiable est le plus souvent une information qui a été validée par les proches ou les amis sur les RSN, parfois quelque chose que les médias mainstream sont soupçonnés de déformer ou de cacher. Il s’agit alors de s’informer, sans les filtres des médias « officiels », sur des thématiques personnellement importantes, concernant des territoires parfois lointains (émeutes aux États-Unis, génocide Rohingyas, Palestine…). Il s’agit en priorité de rester en lien avec ce qui se passe d’important sur son territoire de vie, mais aussi de commenter, partager et participer soi-même à la production de l’information.
Les jeunes insistent sur le caractère direct, quasi-instantané de ces informations, utilisant des fils de notifications ou bien s’alertant les uns les autres de la survenue d’un événement jugé important, en particulier dans la sphère proche. C’est vrai en particulier des violences policières dont les images filmées par des téléphones circulent rapidement, représentant une forme de protestation et d’action collective. C’est aussi, dans un autre registre, un vecteur de structuration de l’engagement : fêtes ou actions de solidarité locales (les maraudes par exemple) sont organisées en s’appuyant sur les RSN. Leur importance a été particulièrement marquée pendant le premier confinement.
Ce qui est partagé, ce sont en priorité des images et des vidéos, bien plus que des textes, permettant un partage rapide, voire « instantané ». Cela n’empêche pas parfois une certaine méfiance par rapport aux usages et détournements qui peuvent en être faits, qui se manifeste souvent par une volonté, parallèle à un usage intense des réseaux, de conserver le contrôle de son image.
Une appropriation fine des RSN, fondée sur une expertise d’usage
L’usage massif des réseaux sociaux numériques, plusieurs heures par jour souvent, s’accompagne d’une expertise fine des possibilités différenciées qu’ils offrent. En particulier, le choix d’un réseau social privilégié (ou de plusieurs) constitue un marqueur générationnel : ainsi Facebook est massivement délaissé, car considéré comme un « truc de vieux ». Les usages connaissent des évolutions assez rapides : plusieurs jeunes ont eu recours à Facebook au début de leur fréquentation des RSN, au collège, puis l’ont abandonné au profit de Snapchat et / ou d’Instagram. L’usage partagé de WhatsApp avec les chercheurs a aussi manifesté ces décalages : alors que pour certains chercheurs cet usage a constitué un saut dans la « modernité », plusieurs jeunes les ont (gentiment) charriés, et leur ont expliqué que WhatsApp était un réseau qu’ils utilisaient peu, sauf pour contacter la famille au « bled »… Au-delà de ce qui apparaît comme un effort de distinction d’un groupe d’âge, affirmant sa jeunesse par sa modernité technologique, en opposition à la ringardise et l’incompétence des « vieux » (parents ou chercheurs), l’usage différencié de ces réseaux nous est apparu receler des enjeux bien plus riches.
La connaissance des possibilités (et aussi des risques) de chacun des RSN utilisés (ou mis de côté) permet en particulier de contrôler l’image que l’on donne de soi et sa réputation. Le cloisonnement dans l’usage de différents réseaux, et, pour certains jeunes, le fait de suivre des réseaux et d’être spectateur, sans rien poster ou presque, peut leur permettre de ne pas exposer leur intimité et de ne pas avoir une mauvaise réputation : il convient de savoir tenir sa place. Comme des analyses récentes l’ont montré, la notion de « décence » est essentielle, contrôlée par les proches (amis, mais aussi famille). Ce sont là des fonctionnements largement partagés.
Plus finement, ce que les jeunes construisent, grâce à leur connaissance souvent très précise de l’écologie complexe et diversifiée des RSN, ce sont de multiples sphères d’intimité, relativement cloisonnées, et donc différents collectifs (ce qui va à l’encontre de l’idée reçue des RSN comme accélérateurs d’individualisation). Ainsi par exemple, une jeune de 15 ans de Villeneuve-la-Garenne raconte qu’elle est capable de laisser apparaître à sa famille seulement ce qu’elle souhaite et de contrôler très consciemment son identité numérique. Nous retrouvons là aussi des analyses développées dans d’autres travaux concernant l’élaboration de l’identité numérique des jeunes via différents réseaux sociaux. Être sur les réseaux sociaux permet d’expérimenter des identités, des attitudes, en s’affranchissant du contrôle des parents, peu intégrés à la vie numérique des jeunes. En définissant ce qu’ils montrent et à qui ils le montrent, les jeunes ont le sentiment de pouvoir s’exprimer plus librement puisqu’ils ne sont pas dans la sphère publique, mais bien dans un entre-soi, où chacun peut se dévoiler devant un cercle de pairs restreint duquel ils contrôlent l’accès. Pour quelques jeunes, minoritaires, cette maîtrise va jusqu’à une limitation voire un rejet momentané de l’usage des RSN, comme l’exprime un jeune de Corbeil-Essonnes, pour qui « lâcher juste un peu son téléphone et voir ce qu’il y a autour, ça fait du bien ».
Les RSN : une négociation réfléchie du proche et des lointains, de l’intime et des extérieurs
À Villeneuve-la-Garenne, une jeune nous a raconté un événement qui l’avait marquée. Alors qu’elle avait une vie intense sur les réseaux sociaux numériques (avec plus d’une centaine d’amis virtuels), passant une part importante de la journée chez elle à échanger avec eux, elle a croisé en ville un de ses nombreux amis virtuels. Elle s’est retrouvée incapable de lui parler, alors qu’une fois rentrée chez elle, elle l’a recontacté. Au regard des échanges avec les autres jeunes qui ont participé à la recherche, cette expérience semble cependant très minoritaire. Les RSN sont loin d’être massivement un vecteur de virtualisation des relations sociales. Les contacts sur « snap » ou « insta » viennent redoubler et intensifier une relation du quotidien, souvent, ou prolonger une relation solidement établie, que les orientations scolaires, les déménagements, l’entrée dans la vie professionnelle… menaçaient de distendre. Quand ils existent, les contacts et entrées en relation amicale avec des « inconnus » sur les RSN se font souvent vers des personnes qui sont en fait des pairs et sont assez proches ou au moins ont des « garants » : des amis d’amis, ou des jeunes du voisinage, avec qui les rencontres ne sont pas que virtuelles.
Ce que font les réseaux sociaux numériques aux relations sociales des jeunes avec qui nous avons travaillé, c’est la solidification, l’intensification et le prolongement (même s’il y a ensuite éloignement physique) des groupes d’amis d’enfance et d’adolescence, pour l’essentiel constitués dans des espaces proches. En effet, on constate des formes de renforcement des ancrages territoriaux, dans une bulle de proximité : on s’intéresse d’abord à ce qui se passe sur son territoire de vie, avec un suivi en direct (et donc une amplification) des événements, comme cet incendie suivi en direct par des jeunes de Clichy-sous-Bois sur les RSN.
Les réseaux renforcent donc, en priorité, ces « bulles de proximité » et des réseaux de proches (amicaux et familiaux). Cette intensification des territoires de vie n’empêche pas aussi, en complément, des ouvertures larges. Ainsi, des liens existent également avec les lointains familiaux (le « bled »), mais avec des réseaux différents, et surtout, avec beaucoup moins d’intensité et sur la base de la vie de la famille, et non sur les événements du quotidien (vie politique, faits divers, etc.) ou de la sphère intime. Cela confirme, par un paradoxe seulement apparent, l’enracinement en France, dans les territoires d’habitation et de vie, des jeunes des quartiers populaires. Attachés à la référence à leurs origines, ils sont en premier lieu et très intensément ancrés sur leurs territoires de vie, dans leurs quartiers de la région parisienne. Ils nous sont apparus très éloignés de la situation des « migrants connectés », formalisée par Dana Diminescu, switchant entre plusieurs mondes, avec une référence dominante au pays d’origine, constituant de nouvelles formes de ghettoïsation, des « bulles communautaires » avec leurs réseaux d’origine. Cette banalité par rapport à l’ensemble de leur classe d’âge vivant en France nous apparaît être un résultat scientifique, qui prend le contre-pied du fantasme d’une jeunesse territorialement en rupture, en liens dominants avec le pays d’origine, tant culturellement que linguistiquement, qui nourrirait des formes de « séparatisme ».
La relation des jeunes aux réseaux sociaux numériques témoigne à la fois des dynamiques d’ancrage et de l’élargissement des univers des jeunes des quartiers populaires.