Les mots

Culture

La culture, c’est ce qui classe, hiérarchise et rassemble

Claire Aragau
Géographe
Claire Carriou
Urbaniste

« La culture donne le pouvoir de dire et de se dire, à la fois sur le plan du soi, mais aussi sur le plan du nous. »

C’est d’abord la surprise qui a dominé nos impressions quand nous, chercheuses, avons travaillé sur le rapport des jeunes de ces quartiers populaires à la culture. Nous avons été surprises de voir l’importance que les jeunes lui accordent : dans leur monde, dans leur vocabulaire, dans leurs pratiques, elle est omniprésente et sous des formes foisonnantes, depuis le quotidien jusqu’au musée. Le plus intéressant est surtout que leur rapport à la culture va au-delà de l’opposition qui est souvent faite, par les institutions, les acteurs publics ou encore les commentateurs médiatiques, entre cultures urbaines et culture dite légitime. Comme si les jeunes se limitaient, par un effet d’autocensure sociale, aux seules cultures urbaines (rap, graff, etc.), et qu’ils restaient hermétiques à la culture classique, lointaine et élitiste. Bien sûr, nous avons retrouvé les marques de ces frontières mais leur approche libre et décomplexée de la culture est ce qui ressort davantage. À la fois ils s’approprient la notion, la tordent et la dépoussièrent, d’une manière qui excède largement le périmètre associé couramment aux cultures urbaines, et en même temps ils entretiennent une relation de proximité distante pourrait-on dire avec la culture considérée comme savante. Ils lient spontanément les deux sens de « culture », l’un comme ensemble de pratiques artistiques ou de loisirs, le second, au sens sociologique, comme valeurs, rites, normes partagés par un groupe.

Une culture aux références multiples

Pour ces jeunes, la culture ne se réduit ni à la culture dite classique ni aux seules cultures urbaines. Ils en revendiquent une approche ouverte et large, qui se construit au croisement de l’expérience personnelle, de l’expérience locale et de l’altérité. Pour eux, elle embrasse des champs aussi larges que le langage, la cuisine, la musique, la danse et autres événements collectifs comme les rencontres sportives, religieuses et autour de traditions locales avec, à chaque fois, une dimension festive. Elle passe par des supports multiples depuis l’espace domestique jusqu’au dehors : séries et films sont vus comme des vecteurs d’ouverture culturelle majeurs, facilitant la découverte d’un ailleurs parfois lointain. La cuisine d’un autre pays, que l’on découvre chez un ami, est l’occasion de voyager ; les livres aussi jouent un rôle. Le sport lui-même, et notamment le futsal, devient un moment spectacle, pour lui-même et par le fait qu’il est souvent associé à des expériences musicales (groupes invités – apparitions du chanteur Soolking à Villeneuve-la-Garenne) : garçons et filles se retrouvent autour de cette culture du sport, creuset d’une culture en commun qui prend forme avant, pendant et après le match. Enfin la diversité culturelle passe par des événements saisonniers intégrés aux temporalités du quartier telles que les moments festifs liés à la religion, à la découverte de cultures du monde issues des communautés présentes dans le quartier comme à Villeneuve-la-Garenne autour de fêtes mexicaine, turque, espagnole. Ils sont organisés par des institutions, associations ou recouvrent un caractère spontané. Ils constituent des temps forts dans les trajectoires de vie, sont l’occasion d’échanger et de vivre une convivialité. La culture des quartiers populaires puise tout à la fois dans une offre proposée par des politiques publiques relevant de l’action culturelle et dans des initiatives et des histoires locales. Elle est loin de l’image communément véhiculée d’une culture appauvrie et repliée sur la cité ; s’il existe bien des formes et des manifestations culturelles spécifiques aux jeunes des quartiers populaires, elles ne sont pas la simple expression d’un isolement mais sont branchées sur le monde.

La fête de quartier à la Chapelle, Paris 18e

La fête de quartier à la Chapelle, Paris 18e

La culture dite « classique », un horizon pour certains et pas pour d’autres

Cette approche de la culture se distingue ainsi assez nettement du périmètre de la culture avec un grand C. Quand elle est mentionnée par les jeunes, la culture dite classique l’est souvent en creux ; elle sert d’étalon pour montrer combien leur culture s’en distancie. Elle n’est pas absente des horizons et des pratiques mais interroge quant à sa capacité intégratrice. Cette distance ne peut être interprétée comme un désintérêt ou encore une difficulté d’accès à la culture classique. Grâce aux conservatoires, écoles de dessin ou autres équipements culturels qui ont été implantés dans de nombreuses banlieues, plusieurs d’entre eux s’y confrontent régulièrement. Une jeune de Pantin poursuit sa scolarité au lycée de Drancy pour son option théâtre et se rend au festival d’Avignon avec sa troupe ; un jeune de Vert-Saint-Denis dessine ; une jeune de Suresnes pratique la photographie quand d’autres visitent des musées, accompagnés par les aînés de la fratrie, l’école ou encore les structures jeunesse. À l’occasion d’une exposition dans la salle locale de quartier, ce sont parents et enfants qui franchissent la porte et s’y retrouvent ; « tout le monde y va » mentionne un jeune pour dire qu’aucune classe d’âge ne s’en sent exclue. D’autres encore ont mené plus loin leur pratique des joutes verbales pour s’impliquer dans des concours d’éloquence, qui font tremplin vers une culture légitimée de l’argumentation. La distance des jeunes aux arts dits nobles est plutôt à comprendre du côté des origines sociales. Leur maîtrise est difficile et demande une acculturation importante : pratiquer la culture classique exige un effort particulier, laborieux. Cet effort est d’autant plus intense que les environnements familiaux de ces jeunes ne les y préparent pas, comme l’explique un jeune de Vert-Saint-Denis, en disant que la culture classique est innée pour ceux qui ont baigné dedans depuis qu’ils sont tout petits. En ce sens, les pratiques culturelles sont étroitement associées aux appartenances sociales : il y a ceux qui pratiquent le dessin ou encore la musique dite classique, et il y a les rappeurs, taggeurs et humoristes issus des quartiers et reconnus bien au-delà. Les jeunes dénoncent le caractère élitiste, sélectif et socialement situé de la culture classique. Ce n’est pas simplement par dépit ou rejet de cette culture, mais aussi par regret ou impossibilité de ne pas pouvoir y accéder plus facilement. Ils ont donc bien conscience du rapport de domination que leur impose la culture légitime, dans ses modalités d’accès, sa pratique et ses références, mais ne la mettent pas complètement à distance. Chez un certain nombre d’entre eux, elle reste présente dans les horizons, comme une référence, une source d’inspiration parfois, qui vient aussi nourrir leur monde. Dans d’autres cas, elle est tout à fait absente, dans les discours comme dans les pratiques.

La culture pour parler de soi,
pour parler de nous

 

La culture donne le pouvoir de dire et de se dire, à la fois sur le plan du soi, mais aussi sur le plan du nous. Pouvoir de dire, pouvoir de dénoncer, dans la contestation et l’opposition aux injustices, à la violence, aux inégalités, aux discriminations.

 

Ce qui ressort enfin des échanges avec ces jeunes sur la question de la culture, c’est qu’elle joue à plein son rôle de porteur de message. Elle donne le pouvoir de dire et de se dire, à la fois sur le plan du soi, mais aussi sur le plan du nous. Pouvoir de dire, pouvoir de dénoncer, dans la contestation et l’opposition aux injustices, à la violence, aux inégalités, aux discriminations. Le rap, bien sûr, est souvent vu comme un « mégaphone social », pour reprendre l’expression de Virginie Milliot ; mais les tags, le théâtre, les vidéos sur YouTube ou Instagram constituent aussi des canaux bien connus d’expression d’une colère qui permet dans le même temps de construire une identité commune, politique et esthétique, dans laquelle on se reconnaît et on se fait aussi connaître. On remarque également que ce pouvoir de dire et de se dire ne se fait pas toujours dans le contre, mais dans le pour, dans l’affirmation positive d’une culture partagée. Cette culture se construit largement par la confrontation aux autres et la découverte de l’altérité, par la mise en valeur du multiculturalisme et des marques spécifiques du territoire. Ces références culturelles plurielles se lisent dans les discussions, dans la confrontation de points de vue autour de films, textes de rap, sketchs, et participent de manière vivante à leur sociabilité et leur construction. Elles permettent une revalorisation de l’image du soi, du collectif et même du quartier, par la construction d’un récit et d’une vision du monde commune. Aller chez les autres, découvrir leur intérieur, d’autres fonctionnements familiaux ou encore des spécificités culinaires, tout cela constitue autant d’occasions d’ouverture culturelle qui se forgent dans un quotidien, aussi bien dans la cage d’escalier, dans le quartier ou encore dans la ville. En ce sens, la culture est souvent présentée comme une découverte de l’autre qui s’élabore au jour le jour autour de l’idée de vivre ensemble les différences. Celle-ci n’a rien d’évident, car cela suppose de dépasser des frontières internes aux catégories populaires (environnements familiaux, écarts socio-économiques) ; cela peut être vécu comme une épreuve mais il ressort une certaine fierté à pouvoir la surmonter.
La culture c’est ce qui classe, hiérarchise mais aussi rassemble. C’est bien ce dont les jeunes rendent compte tout en montrant l’existence d’une culture des quartiers populaires, qui bouscule les politiques culturelles et qui peine à être reconnue. « Quand on parle de nous, c’est dans la rubrique sociale de la presse et non dans la rubrique culture » explique un animateur jeunesse. Des passerelles existent entre culture populaire et culture officielle, souvent quand elle est « bankable », mais elle devient alors un marché. Ainsi en est-il du hip-hop, de la place de certains humoristes propulsés sur YouTube et de certains tags hissés au rang de street art. Ce sont là des dynamiques de reconnaissance mais qui échappent bien souvent à celles et ceux qui en sont à l’origine.