Entre normes et négociations, des constructions en évolution
Quelle construction du genre est à l'œuvre dans les quartiers populaires ?
La jeunesse en général est un temps de construction et d’affirmation, individuelle et de soi vis-à-vis des autres, dans lequel le fait d’être une fille ou un garçon est déterminant. Comment l’aborder spécifiquement dans les quartiers populaires sans nourrir les logiques de stigmatisation dont ceux-ci sont l’objet, et pour autant sans naïveté ? En effet, la question des rapports de genre joue un rôle important dans les représentations médiatiques et dans la construction des politiques publiques en direction de la jeunesse de ces territoires. Sont avant tout pointées les formes d’oppression subies par les femmes, leur absence ou le contrôle dont elles font l’objet dans l’espace public et le poids de la religion dans ce domaine. Les recherches centrées sur le genre dans les quartiers et les milieux populaires ne trouvent par ailleurs pas leur pendant au sein d’autres territoires et milieux sociaux, comme ceux des classes moyennes ou supérieures, de sorte que leur utilisation conforte parfois la portée stigmatisante de ces représentations. Si notre analyse creuse le sillon de ces travaux, nous souhaitons également l’inscrire dans le contexte plus général décrit par Eva Illouz d’une sexualisation accrue des rapports sociaux, de consumérisation du sexe, de prégnance et de renouvellement des formes d’inégalités de genre dans la société contemporaine. À partir de ce constat général, que se joue-t-il spécifiquement pour les jeunes des quartiers populaires ? Quels rôles sont-ils amenés à endosser ? Comment évoluent-ils entre différentes normes ?
Les garçons : une construction identitaire fondée sur le genre
Pour la plupart des garçons, grandir dans un quartier populaire suppose un type de comportement fondé sur la force physique, l’indépendance, la capacité à se faire respecter. Cette identité masculine s’éprouve dans les interactions et les comportements quotidiens. L’apprentissage de la virilité peut passer également par le registre de la violence, souvent physique, du moins de l’affrontement réel ou symbolique. Il se perpétue des grands vers les petits dans une logique de transmission mais aussi de domination. Pour autant la force ne s’exprime pas seulement par un comportement guerrier. D’autres figures masculines forcent le respect : celui qui développe une force de travail importante, celui qui excelle dans son art, notamment le foot ou la musique. Ces constats ne sont pas nouveaux. Leur permanence ne nous semble cependant ni relever d’une spécificité archaïque à la marge de la modernité et de l’égalitarisme entre les sexes, ni d’une spécificité des quartiers populaires. Les controverses et mouvements récents (affaire Weinstein, #metoo…) ont montré la permanence des rapports asymétriques de genre et de la violence réelle et symbolique ainsi générée dans tous les milieux sociaux, rappelant que la virilité comme valeur, si elle s’alimente à des sources différentes selon les époques et les lieux, reste profondément ancrée dans nos sociétés. Elle se construit avec les ressources disponibles : pour nombre de jeunes des quartiers populaires, essentiellement leur capital physique et social au sein du quartier.
Cette socialisation du quartier à l’œuvre depuis la prime enfance, fondée sur le genre et normée par le groupe de pairs, peut imprimer la personnalité tout entière et l’ensemble des rapports sociaux. Lorsque les ressources dont les jeunes disposent permettent une reconnaissance portant sur d’autres valeurs (compétences reconnues, formations valorisantes, réussite sportive, reconnaissance de son utilité sociale…) et une diversité de leurs lieux de sociabilité, l’importance du genre peut être mise à distance. Sinon, incorporée jusqu’à se naturaliser, l’identité masculine ainsi constituée peut enfermer ces jeunes hommes dans un modèle difficile à déconstruire.
L’hétérosexualité représente une brique importante dans cette construction de soi. L’homosexualité dérange de nombreux garçons dès lors qu’elle touche leur environnement proche. Découvrir l’homosexualité de quelqu’un que l’on connaît suscite beaucoup d’émotions comme l’ont montré, au cours de la recherche, les discussions à ce sujet entre jeunes où alternaient humour, rire et malaise. Si l’hétérosexualité est une norme implicite, l’homosexualité « cachée » puis découverte est vécue comme une tromperie et un danger. Plusieurs garçons racontent ainsi éprouver de la méfiance vis-à-vis de copains dont ils ont découvert l’homosexualité. Ce rapport à la virilité explique sans doute que l’homosexualité féminine soit beaucoup moins abordée et que la question générale de l’homosexualité semble moins problématique pour les filles.
Dès lors qu’ils sortent d’une socialisation centrée sur le groupe de pairs du quartier (études, emploi…), les garçons plus âgés peuvent cependant contrecarrer ces points de vue et rappellent le lien entre l’homophobie et la discrimination dont sont l’objet les jeunes des quartiers populaires. Derrière les rires, moqueries et autres mises à l’écart, le débat existe bien. Dans les quartiers populaires comme ailleurs, l’homosexualité sort de l’ombre et les points de vue évoluent. On peut avancer que les réactions homophobes sont d’autant plus outrées que la norme de l’hétérosexualité vacille globalement.
Les filles : des négociations entre présent et futur
Si les garçons donnent le ton dans l’espace social du quartier, le rôle attendu pour les filles relève de la discrétion et de la retenue. Il fait suite à l’éducation familiale reçue, qui distribue souvent les tâches familiales d’entretien du logement et d’éducation des plus jeunes aux filles et construit une répartition genrée du dedans / dehors. Les rôles à tenir, les réputations, ne concernent pas que les filles, mais pour ces dernières, le poids en paraît particulièrement lourd, car il porte sur leurs habillements, leurs comportements, leurs déplacements dans l’espace public du quartier, et donc sur l’ensemble de leur vie quotidienne. Plusieurs jeunes femmes racontent leur malaise dans l’espace public, quand, par exemple, elles passent devant le café du quartier, essentiellement occupé par les hommes, comme cette Clichoise qui ne va plus à la boulangerie pour éviter le café. Les espaces du quartier apparaissent ainsi partitionnés à l’exception de lieux neutres comme le McDo ou certains lieux institutionnels comme les structures jeunesse, ou les maisons de quartier. Si se faire respecter semble être l’objectif de tous, la réputation des garçons se négocie principalement au sein du groupe de pairs alors que celle des filles se construit dans l’espace public et par tous. Les garçons peuvent également subir des contraintes du groupe de pairs quant à leur habillement, mais il s’agira alors de conformité aux codes du groupe et le jugement ne dépassera pas ce dernier. De plus, la mauvaise réputation de la fille entache la réputation des familles, parents et fratries, et elle met en doute l’éducation des parents. Les comportements adoptés sont alors fondés sur la discrétion et le contrôle et les filles bénéficient de marges de liberté plus restreintes que les garçons. Pour certaines, la liberté du temps de la jeunesse, entendue essentiellement comme liberté sexuelle, se heurte à la principale valeur en cours dans le quartier (et dans la famille), la virginité, ou du moins ce qui en tient lieu dans l’espace social : la réputation. Avoir mauvaise réputation, c’est être une fille facile.
De ce fait, l’amitié filles / garçons au moment de l’adolescence devient difficile, du moins en ce qui concerne sa visibilité dans l’espace social du quartier. Les récits venant contredire ce constat racontent souvent une amitié de longue date, née dans l’enfance et intégrée dans la sphère familiale : les familles connaissent l’ami·e depuis qu’il·elle est petit·e et ce quasi statut de frère / sœur semble la plus sûre manière d’annihiler les suspicions, représentations, rumeurs autour d’une possible relation amoureuse.
Pour autant, par intégration de la contrainte ou par pragmatisme, les filles envisagent parfois cette limitation moins comme une inégalité que comme une protection, leur permettant notamment de préserver un cadre propice à l’investissement scolaire nécessaire à leur émancipation. La poursuite d’études est ainsi très largement encouragée par les parents. Même si la norme du mariage, notamment avec un conjoint de la même religion, reste prégnante, celle de l’emploi pour ces jeunes femmes est largement transmise, voire prioritaire. Ainsi, une jeune fille musulmane de Pantin explique que son père la met en garde sur le port du voile qui restreint, en France, les possibilités d’emploi. Le contrôle dans le quartier peut par ailleurs s’accompagner d’une grande liberté dans les pratiques de l’espace métropolitain, à l’instar de ces jeunes filles qui racontent profiter en solitaire de Paris.
Ces attendus concernant le comportement des filles constituent une contrainte plus ou moins fortement subie ; elles sont exogènes et plurielles ce qui permet de les questionner, les critiquer, les négocier et ce faisant, de replacer la féminité dans un ensemble de rapports sociaux. La contrainte peut paradoxalement se muer en une plus grande latitude de se projeter et de se construire. La réflexion qu’elle entraîne sur ce qui est acceptable ou non, sur les loyautés à maintenir vis-à-vis de la famille, sur les stratégies à adopter pour vivre sa jeunesse ici (dans le quartier) et ailleurs (espaces anonymes de Paris ou d’autres villes) aboutit finalement à la prise de conscience de l’importance d’accroître les leviers de l’autonomie, par les études ou par le travail. Les filles peuvent ainsi accepter des contraintes comme le cadrage des horaires, le contrôle social du quartier, qu’elles utilisent comme garde fou pour atteindre leur objectif de réussite scolaire et d’émancipation ou liberté future. Ainsi une jeune fille d’Aubervilliers présente comme une liberté son refus d’aller dormir chez des amies ou de sortir le soir. Certaines opposent à la liberté de comportement dans le présent une liberté promise dans le futur par leur réussite scolaire et professionnelle. Certaines contrent cette discrétion attendue et proposent d’autres figures leur permettant de circuler, celle de « garçon manqué », celle de la sportive, qui permettent également une certaine mixité sans nuire à leur réputation.
Des constructions en évolution
Ainsi, la construction identitaire des garçons, essentiellement fondée sur la virilité, ne trouve pas son pendant chez les filles, qui, tout en étant profondément conscientes des attendus qui pèsent sur elles en tant que filles, conservent une plus grande palette pour les négocier et construire leur processus d’individuation. Elles réalisent un travail plus ou moins important de conciliation et d’ajustement entre des normes traditionnelles et la recherche de l’autodétermination de leur vie. Cette pluralité des normes, qui jouent à la fois comme des contraintes et comme des ressources, construit une palette de variations individuelles qui se transforment dans le temps. Pour les musulmanes, les discussions autour du port du voile illustrent bien à la fois l’assise morale qu’accompagne l’objectif du port, la reconnaissance de l’éducation familiale et des valeurs transmises qui y sont associées, mais également la grande latitude laissée à chacune d’en prendre la décision, qui peut être différée à un horizon indéfini, et arbitrée en fonction, notamment, de ses projections professionnelles.
Les expériences universitaires, professionnelles, amoureuses… vécues lors de ce temps de jeunesse, en modifiant les cadres de leur sociabilité, les groupes d’affiliation, permettent aux filles comme aux garçons de se dégager de ces attendus de genre. Les expériences culturelles, les artistes, sont également convoqués dans leur capacité à dire le monde différemment, et ce faisant, à dénaturaliser ce qui semble l’être. Le quartier n’est pas le seul espace de sociabilité pour de nombreux jeunes, qui peuvent ainsi développer plusieurs registres de comportement : fréquenter un lycée en dehors du quartier, pratiquer un sport pour les filles, accéder à l’université sont autant d’expériences qui permettent de mettre à distance les codes du quartier.
Si cette négociation entre normes transmises et choix individuels est somme toute ordinaire, elle prend des formes spécifiques dans les quartiers populaires, notamment par l’importance de la virilité dans la construction identitaire des jeunes garçons, qui s’exprime essentiellement dans l’espace public du quartier. Elle contribue par ailleurs à la réflexivité des jeunes filles, qu’a démontrée la richesse des débats que nous avons eus.