Les mots

Études

Malgré les inégalités, la diversité des rapports à l’école

Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation
Leïla Frouillou
Sociologue

Les rapports qu’entretiennent les jeunes de quartiers populaires avec l’école, s’ils témoignent de difficultés liées aux inégalités sociales voire aux discriminations, montrent aussi la place que tiennent les écoles, collèges et lycées dans la socialisation et les apprentissages divers, valorisés par les jeunes.

Les discours médiatiques, comme un certain nombre de travaux sociologiques, se centrent souvent soit sur l’échec scolaire dans les quartiers populaires, soit sur les trajectoires « exceptionnelles » de quelques jeunes qui y habitent, l’exception permettant de dire d’une autre manière la prégnance de l’échec. À rebours de cette lecture bipolarisée, les parcours scolaires des jeunes témoignent d’une diversité d’expériences autour de l’école, lieu où se tracent des parcours, certes révélateurs de fortes inégalités sociales, mais aussi de socialisations et d’expérimentations, et plus généralement de la construction de trajectoires scolaires de « réussite » qui ne se limitent pas à la figure exceptionnelle de l’entrée dans une grande école. De multiples éléments structurels jouent directement sur les trajectoires scolaires. Parmi eux, l’âge, le sexe, le fait d’être une fille ou un garçon, la place dans la fratrie, les conditions matérielles d’existence, la situation résidentielle (accessibilité aux services et emplois), la trajectoire migratoire, les origines, ou encore la « race » et la religion, les discriminations et les inégalités subies…

Des expériences scolaires qui témoignent d’inégalités sociales

La plupart des jeunes décrivant des difficultés scolaires à partir du collège sont les premiers de leur génération (voire de leur famille) à poursuivre des études. On peut y voir, au moins pour partie, les effets de la distance des familles avec le monde scolaire. Celle-ci tient aux pratiques quotidiennes de lecture et d’écriture, au rapport à la culture dite légitime, mais aussi à la connaissance des filières, des options, et des enjeux d’orientation. D’autres éléments peuvent influer sur les choix scolaires, par exemple l’impossibilité de mettre un voile dans l’enceinte du lycée qui incite une jeune de Corbeil-Essonnes à choisir une poursuite d’études à l’université, plutôt qu’en BTS en lycée. Dans l’enseignement supérieur, certaines expériences sont relatées sur le mode de la déception ou de l’échec, signes d’un désajustement des jeunes de milieu populaire détenant peu de capital scolaire à l’université. Les difficultés à apprendre le « métier d’étudiant » se structurent autour de la gestion du temps et de l’autonomie, des jeunes expliquant alors préférer l’encadrement des BTS à la relative liberté universitaire, où, en effet, les chances de sortir avec un diplôme sont plus faibles pour les bacheliers professionnels. Mais ces expériences négatives ne résultent pas seulement d’un désajustement scolaire, comme le montrent deux jeunes Clichoises qui, malgré leurs bonnes notes, vivent leur entrée à l’université à Paris comme un décalage social, incarné par le voile pour l’une d’elles. Elles abandonnent leurs études mais les reprennent ensuite dans une autre filière et une autre université, à Créteil, ville de banlieue, où elles retrouvent d’autres jeunes de Clichy-sous-Bois.

Les inégalités sont également sensibles dans les questions d’orientation, notamment à travers la répartition des jeunes entre voie professionnelle et générale, ou entre les filières ou spécialités des lycées, répartition qui recoupe les ressources scolaires familiales et le genre des élèves. Par exemple, presque toutes les jeunes femmes de Paris 18e ont suivi ou tenté de suivre un baccalauréat professionnel ASSP (Accompagnement, Soin et Service à la Personne), une orientation genrée qui prolonge la répartition des tâches dans la famille et les petits boulots qu’elles sont amenées à faire pour contribuer à l’économie familiale (baby-sitting, aide aux personnes âgées). Les hiérarchies scolaires sont en partie incorporées par les jeunes, comme le montrent, au cours d’une discussion pendant le mouvement lycéen, les propos réprouvant la conduite des élèves de filières professionnelles dans la mobilisation. La « désorientation » scolaire, expression utilisée par les jeunes, témoigne de la place de cette expérience dans les parcours. Certain·es soulignent le rôle de l’institution dans des orientations subies, notamment dans les filières professionnelles ou, ensuite, à l’université, comme cette jeune de Corbeil-Essonnes qui raconte comment, comme ses camarades de lycée, elle s’est sentie incitée à s’inscrire en AES (Administration économique et sociale) plutôt qu’en sociologie ou psychologie après son baccalauréat professionnel. Cette canalisation des aspirations scolaires, menée par les enseignant·es, les directions d’établissement et les conseiller·es psychologues d’orientation, peut nourrir alors un sentiment de discrimination. Les orientations moins fréquentes dans les filières les plus élitistes (écoles de commerce ou d’art, classes préparatoires, IUT, etc.) des jeunes de quartiers populaires ne se limitent donc pas à une « auto-censure », même si le sentiment de ne pas pouvoir suivre certains cursus est exprimé.

La difficile construction des choix post-bac effectués en classe de terminale, au-delà des aléas procéduraux et techniques (fonctionnement de Parcoursup), est alors source d’indécision et d’incertitude, renforçant le sentiment de ne pas posséder les clefs nécessaires. L’attente des réponses (positives ou négatives) des formations à leurs candidatures, qui peut aller jusqu’en juillet voire septembre en procédure complémentaire, peut se doubler pour les jeunes d’une inquiétude quant aux critères opaques retenus par les formations du supérieur pour classer leurs dossiers. Ils craignent en particulier les effets d’une discrimination territoriale, qui a par ailleurs fait l’objet d’un débat médiatique autour de la prise en compte par Parcoursup du lycée dans le classement des candidatures. L’incertitude est d’autant plus forte pour les formations les plus saturées que sont les BTS, ce qui incite les jeunes à développer des stratégies de multiplication et de diversification des vœux post-bac, malgré le souhait fréquent d’entrer dans un BTS proche du lieu de résidence.

Stratégies familiales et trajectoires scolaires de réussite :
la diversité des rapports à l’école
des jeunes de quartiers populaires

Alors que les recherches sur les choix scolaires des familles portent surtout sur les classes dominantes ou les classes moyennes dotées de capital culturel, ces questions de choix scolaires concernent également les jeunes de la recherche. Certaines stratégies consistent à éviter l’établissement de secteur, comme pour ce jeune de Pantin qui choisit d’entrer en seconde dans un autre lycée de sa ville que celui de son secteur car il aurait mauvaise réputation. Ces stratégies peuvent se construire au collège : la mère d’une des jeunes de Corbeil-Essonnes fait en sorte que sa fille se trouve scolarisée dans le collège de Montconseil, un quartier voisin. Pour plusieurs jeunes de Villeneuve-la-Garenne, le choix du lycée peut permettre de sortir du quartier et de faire de nouvelles connaissances. D’autres stratégies scolaires s’appuient sur l’offre de formation privée : un des jeunes de Pantin est inscrit dans un lycée privé de Saint-Denis. Cette scolarisation dans le privé, comme le recours à des cours particuliers, à des préparations privées pour des concours, voire au financement d’écoles privées supérieures, montrent que les familles de milieu populaire peuvent aussi puiser dans leurs ressources économiques, effort d’autant plus important que ces ressources sont le plus souvent faibles et que cela peut impliquer un endettement.

Ces stratégies scolaires dépendent du contexte local. Dans certains quartiers, la proximité de Paris peut ouvrir des possibilités d’évitement scolaire en raison d’une offre publique dense et accessible. Au contraire, cette question du contournement de l’établissement de secteur semble absente à Vert-Saint-Denis où la continuité est forte entre le primaire et le secondaire publics, ce que montre bien la capsule vidéo intitulée « du collège au lycée ». Les stratégies scolaires se distinguent en partie de celles d’autres classes sociales par leur caractère collectif, les jeunes s’appuyant par exemple sur leur fratrie, leurs pairs et les structures jeunesse (aide aux devoirs). Une particularité des jeunes avec qui nous avons travaillé semble être leur solitude dans leurs choix d’orientation, la famille étant souvent peu présente et l’école les accompagnant généralement peu, voire les contraignant dans leurs projets. Apparaît aussi avec force la centralité des dispositifs institutionnels qui infléchissent les parcours, comme c’est notamment le cas des systèmes d’orientation et d’affectation (APB, Parcoursup…) ou encore des missions locales qui proposent des formations. Certain·es enseignant·es peuvent aussi constituer des tiers essentiels et jouer fortement sur le rapport à l’école. Ces stratégies et investissements des jeunes et de leur famille témoignent d’une conversion des classes populaires aux objectifs de poursuite d’études, construite tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, mais aussi de la diversification des pratiques scolaires dans un contexte d’accentuation de la concurrence entre élèves et entre formations. Cette diversification des rapports des familles populaires à l’école tient également à l’histoire des trajectoires migratoires et au passage d’une partie des parents par le système scolaire français.

Certain·es jeunes construisent un rapport à l’école nourrissant des parcours de réussite. Un jeune de Pantin poursuit par exemple son lycée et ses études à Paris intramuros, jusqu’au master. La différence avec les parcours des deux jeunes Clichoises évoqués plus haut peut s’expliquer, en partie, par la position sociale des parents de ce jeune Pantinois, fonctionnaires territoriaux, et par le fait qu’il n’est pas racisé. D’autres construisent des trajectoires scolaires tout à fait exceptionnelles au regard du capital scolaire détenu par leurs parents ou de leur position sociale. Par exemple, une jeune de Pantin, dernière d’une famille de treize enfants, dont le père est ouvrier retraité et la mère femme au foyer, suit un master 2 à l’université de Créteil. À côté de ces parcours de réussite scolaire, appuyés ou non sur les ressources parentales, des réussites « à bas bruit » se construisent dans des filières technologiques et professionnelles, sans forcément ouvrir sur des études longues. Une jeune de Vert-Saint-Denis raconte ainsi avoir vécu une humiliation scolaire puis avoir reconfiguré son rapport à l’école après son arrivée dans la filière qu’elle visait, en STMG, en s’appuyant sur de nouvelles matières (droit, commerce, comptabilité) qui lui plaisaient. Les parcours, souvent non linéaires, des jeunes de quartiers populaires nourrissent des expériences scolaires contrastées, irréductibles à la sanction du diplôme ou aux dispositifs médiatisés d’« ouverture sociale », peu évoqués par les jeunes.

Extrait de la capsule vidéo « École la Fontaine », réalisée par les jeunes du Petit-Nanterre lors d'ateliers collectifs

Extrait de la capsule vidéo « École la Fontaine », réalisée par les jeunes du Petit-Nanterre lors d'ateliers collectifs

Malgré les contraintes et les inégalités scolaires, certain·es jeunes décrivent leur trajectoire sur le mode de la vocation ou de la maîtrise. Ils et elles insistent sur le travail fourni, et sur les responsabilités qu’ils et elles prennent. Les épreuves et difficultés rencontrées sont tues ou abordées rapidement. Une partie des jeunes insistent sur les stratégies mises en place pour construire un parcours scolaire ou professionnel, plutôt que sur les objectifs. Souvent, ces stratégies se cristallisent dans des choix d’études qui ne sont pas forcément liés à une vocation, mais permettent d’améliorer leur position sociale par rapport à celle de leur entourage voire de faire mentir les stéréotypes sur les « jeunes de banlieue ». D’autres au contraire disent être dans le flou : ils et elles ne savent pas vers quelles études s’orienter, quel métier ils et elles souhaitent faire, etc. Ces incertitudes scolaires et / ou professionnelles peuvent parfois être compensées par des projets familiaux ou résidentiels plus précis. D’autres enfin racontent leur trajectoire scolaire ou professionnelle sous l’angle de la résignation ou du fatalisme. Les contraintes apparaissent alors très fortes, même si d’autres dimensions (familiales, résidentielles) peuvent constituer des objectifs à atteindre. Ces (re) présentations distinctes sont en partie liées à la position des jeunes : plus on avance en âge et plus le récit rétrospectif a des chances de pouvoir se présenter comme linéaire. Les jeunes sont également plus ou moins entraîné·es et disposé·es à présenter leur parcours sous une forme linéaire et valorisante, selon qu’ils et elles ont été confronté·es aux dispositifs d’orientation scolaire ou de recrutement professionnel qui s’appuient sur des CV, des lettres de motivations ou encore des entretiens. Le discours de maîtrise de sa trajectoire, socialement valorisé, peut ainsi parfois être une manière de garder la face, même lorsque les espoirs initiaux ont été déçus. La valorisation de l’auto-entreprise et de l’entrepreneuriat peut par exemple permettre de contourner un marché du travail salarié peu favorable (discriminations, chômage, inflation des diplômes).

L’école comme lieu de socialisation et d’ouverture

Au-delà des enjeux de réussite ou de distinction scolaire, les jeunes soulignent la place que tient l’école dans leur socialisation, à rebours des discours sur le supposé rejet scolaire des jeunes de quartiers populaires. La capsule vidéo de Nanterre sur l’école élémentaire, intitulée « École La Fontaine », fait écho aux propos des jeunes qui évoquent avec nostalgie l’école primaire. Autre exemple, une jeune de Vert-Saint-Denis se souvient avec émotion d’un de ses maîtres de primaire lui ayant appris à écrire alors qu’elle était gauchère. Le collège et le lycée renvoient souvent aux sociabilités, aux groupes amicaux, à de nouvelles expériences. Les jeunes d’Aubervilliers et de Clichy-sous-Bois, dont les lycées ont une bonne réputation, soulignent l’ouverture d’esprit associée à ce lieu, permise notamment par des ateliers (éloquence, théâtre) et expérimentations pédagogiques. Le rôle des équipes de direction et d’enseignement semble crucial dans l’ouverture des espaces scolaires et la construction de liens avec les structures jeunesse, parfois appuyés sur les moyens de l’éducation populaire ou les politiques locales. L’école peut ainsi être un espace d’apprentissage de l’altérité et l’entrée au lycée aller de pair avec une diversification des pratiques urbaines, modulée selon le genre. Le lycée peut aussi être un moment de socialisation politique ou d’engagements collectifs.

Les rapports qu’entretiennent les jeunes de quartiers populaires avec l’école, s’ils témoignent de difficultés liées aux inégalités sociales voire aux discriminations, montrent également une conversion aux normes de poursuite d’études et, plus largement, la place que tiennent les écoles, collèges et lycées dans la socialisation et les apprentissages divers, valorisés par les jeunes. Peu présente dans les capsules vidéos, en filigrane des discussions sur les pratiques dans le quartier, l’école reste un élément central des socialisations enfantines et adolescentes : lorsque les jeunes dessinent leur quartier, les établissements scolaires sont des points de référence. L’école peut aussi participer du retournement de stigmate territorial dans les villes où les établissements scolaires, classés dans les palmarès des lycées, sont considérés par les jeunes comme unificateurs entre quartiers. Si les tâtonnements caractérisent de manière générale la jeunesse, ils se distinguent, dans les quartiers populaires, par leur précocité, en lien avec la fréquence des orientations en lycée professionnel. En effet, les jeunes de quartiers populaires sont confrontés à de nombreuses contraintes, en partie intériorisées, parfois contournées ou surmontées au prix d’efforts importants (investissement scolaire, formations multiples, réorientations) et par l’appui sur les ressources familiales et du quartier. L’incertitude que vivent certains jeunes des quartiers populaires peut cependant être source d’une capacité d’adaptation dont témoignent les pratiques lors du confinement du printemps 2020.