Les mots

Foot

Le foot, c’est sérieux

Christine Bellavoine
Sociologue
Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation
Alain Vulbeau
Sciences de l'éducation
Farid Mouhous
Acteur jeunesse

La place du foot dans les quartiers populaires.

Certes, tous les jeunes des quartiers populaires ne font pas du foot (qu’ils nomment ainsi et non football). Certaines dynamiques locales ont permis que se développent d’autres pratiques sportives (rugby à 13 et basket à Corbeil-Essonnes) et la palette des sports pratiqués par les filles permet également de diversifier le spectre des pratiques. Il n’empêche que le foot reste la pratique sportive la plus répandue parmi les garçons. Il convient donc de le prendre au sérieux et d’y regarder de plus près pour en comprendre des investissements souvent passionnés. En tant que telle, sa pratique est un socle de sociabilité important dans les quartiers populaires. Mais les retrouvailles autour du foot dépassent largement la pratique et intègrent un partage des événements (les matchs et leurs périphéries, les transferts et les salaires, les blessures et leurs répercussions, etc.), liés aux équipes et joueurs les plus prestigieux. Largement présents dans notre univers médiatique, les événements sportifs autour du foot prennent une acuité particulière pour des jeunes qui en connaissent les protagonistes, qui s’impliquent pour des équipes, des joueurs, et qui partagent leur expertise technique sur les matchs. Ces événements constituent des balises historiques partagées, d’autant plus chargés d’émotion qu’ils s’y sont sentis partie prenante (Saint-Denis, Stade de France). Pour quelques jeunes, le foot participe à leur construction individuelle, jusqu’à l’espoir de devenir professionnel. Les animateurs et éducateurs sportifs font partie des professionnels de jeunesse ayant joué un rôle majeur dans l’accompagnement de certains d’entre eux.

 

Faire du foot, d’abord dans le quartier

Les pratiques autour du foot sont très variées, de la rencontre au pied de la cité autour d’un ballon à la pratique dans un city-stade ou l’inscription dans un club. De même, la pratique traditionnelle comprend de nombreux dérivés comme le futsal (foot en salle). Elle est permise aussi par le développement des installations sur l’espace public par les pouvoirs publics, qui, sans grande contrainte matérielle et logistique, répondent à la demande et, ce faisant, visibilisent la pratique et participent à son développement. Cette pratique de proximité s’inscrit dans la sociabilité ordinaire du quartier. Les stades, les city-stades qui y sont situés représentent des lieux importants, des repères, même si on ne pratique pas de sport. Ils constituent un socle de la sociabilité juvénile du quartier et représentent des lieux supports pour les éducateurs sportifs, intervenant en période de vacances, période de moindre fréquentation des structures jeunesse.

Inscrite dans le quartier, la pratique du sport ne déroge pas aux attendus des rapports filles / garçons qui s’y déroulent : quelques filles font du foot mais elles ne doivent pas, aux yeux des garçons, être meilleures qu’eux et le pratiquent, à de très rares exceptions près, dans des clubs où elles sont moins exposées aux regards. En effet, à l’instar de la pratique sportive de manière plus générale, faire du foot dans l’espace public reste l’apanage des garçons.

Dire que la pratique du foot démarre dans le quartier ne signifie pas qu’elle s’y circonscrit. Du côté des lieux privés, souvent situés en dehors du quartier, on peut citer l’exemple du Five, une sorte de city-stade en indoor et payant (8 euros par personne en moyenne). Accédant sur réservation, les jeunes aiment s’y retrouver et pratiquer le foot à 5 avec un certain confort : vestiaires, point d’eau, douches… Le fait de passer une heure entre soi sans être dérangés apparaît comme un atout important.

Par ailleurs, les matchs sont l’occasion de rencontrer des jeunes d’autres quartiers, d’autres villes, de s’y déplacer, voire de quitter la région lorsque le niveau atteint le permet. Des tournois sont organisés par des associations locales, mobilisant de nombreuses équipes. Par ailleurs, des liens créés avec certains entraîneurs peuvent conduire à des changements de clubs, et la pratique se dégager du quartier qui l’a vu naître.

L’entrée dans un club, le plus souvent enfant, ordonne les emplois du temps, entre entraînements le soir et matchs le week-end. Elle peut également mobiliser la famille pour l’accompagnement des enfants aux entraînements ou aux matchs. Aussi, la pratique du foot encadrée dans un club peut s’arrêter à l’entrée au lycée ou dans l’enseignement supérieur, en raison du temps et de la discipline exigée, et de la diversification des centres d’intérêt.

Mais ne plus faire de foot ne signifie pas que celui-ci ne fait plus partie de l’univers des jeunes. La pratique ne disparaît pas toujours complètement. Les grands peuvent se faire des matchs ou parfois s’immiscer dans le jeu des petits (au risque de perdre la face si le niveau n’est plus au rendez-vous). Les anciens peuvent aussi prendre des responsabilités dans les clubs. Au-delà, regarder les matchs, suivre les carrières des professionnels… sont autant d’événements largement médiatisés par ailleurs, mais qui, chez les jeunes, représentent des supports importants de leurs échanges et sociabilités.

 

Le monde du foot

Si le foot est un support privilégié de la sociabilité des jeunes, ce n’est pas uniquement autour de la pratique des jeunes eux-mêmes. La dimension économique (« foot business » : salaire des joueurs, droits de retransmissions, merchandising…) a une audience médiatique importante dans nos sociétés et le monde du foot (événements sportifs, scores, constitution des équipes, suivi des exploits des stars, des transferts…) représente une base de discussions – et d’émotions – large et variée, partagée entre pairs, mais également parfois au sein de la famille. Les scores sont commentés, les débats sont vifs sur d’éventuelles erreurs d’arbitrage, mais également sur le salaire de tel joueur ou le comportement d’un autre. Le monde du foot n’est pas un univers fermé, il permet de parler du monde, de l’injustice, des inégalités salariales, de la coopération, des médias, etc. Il dessine une géographie mondiale construite autour de la valeur des équipes et la circulation des joueurs.

Les Coupes du monde et l’Euro de foot, qui se sont déroulés en France, représentent des temps où l’histoire du foot interagit plus fortement avec son histoire personnelle. Par exemple, lors de ces événements, les jeunes du centre-ville de Saint-Denis souscrivent à l’idée qu’ils accueillent le monde. Plus généralement, les supporters expriment un attachement à la France mais aussi aux équipes représentant les nationalités de leurs familles. Les deux Coupes du monde génèrent des récits différents, celle de 1998 autour du collectif et de la cohésion, celle de 2018 mettant en avant les individualités et les controverses. Par ailleurs, les espaces publics n’ont pas été investis de la même façon. En 1998, le haut lieu a été les Champs-Élysées, réunissant joueurs et supporters dans un long moment festif. En 2018, les Champs-Élysées ont été investis brièvement et les supporters étaient dispersés dans de multiples espaces de la métropole. Les plus anciens parlent avec émotion de l’ambiance de la coupe du monde de 1998, et du mélange des populations que l’événement a pu produire. En 2018, de nombreuses discussions tournent autour des stars de l’équipe de France, socialement proches d’eux. Ces modèles d’identification contiennent la promesse d’une réussite à laquelle certains tentent de parvenir. Cette histoire se transmet et entre dans un récit commun.

 

Le foot, c’est ma vie

Avoir grandi avec le foot, s’être fait distinguer au sein d’une équipe peut générer des envies de pratiquer en professionnel. De nombreux joueurs de stature internationale viennent des quartiers populaires et les modèles d’identification existent. Les parcours qui ne débouchent pas peuvent être difficilement surmontés et l’échec est inversement proportionnel à la réussite escomptée. Leurs récits nous éclairent sur les conditions nécessaires permettant de déboucher sur une carrière. Outre les aléas liés aux blessures éventuelles, les ressources familiales et scolaires s’avèrent fondamentales. Un jeune de Saint-Denis est parti à 14 ans en centre de formation. Revenu avec une blessure, il a du mal à retrouver ses marques au niveau de ses études. Il repart au bout d’un an à Amiens où l’équipe qui le recrute le rémunère. Mais son père, qui voyait dans le centre d’entraînement un cadre propice à l’obtention du baccalauréat, met un terme à ce qui commence à ressembler à un début de carrière. Pris entre la loyauté familiale et son projet, le jeune ne prend pas le risque d’une rupture avec sa famille. Il revient à Saint-Denis, n’a plus le goût de faire du foot comme loisir, peine à s’inscrire dans un nouveau projet de formation ou professionnel.

Sans forcément l’avoir transformé en projet professionnel – et projet de vie – certains jeunes disent qu’ils se sont construits avec et par le foot. Ainsi, pour certaines jeunes filles, la pratique sportive, et notamment du foot, leur a permis de développer une assurance et un rapport au corps qu’elles ont pu mobiliser contre les attendus de genre dans le quartier. Ainsi une jeune Clichoise exprime que le foot et l’animation ont fait ce qu’elle est aujourd’hui. Si sa pratique sportive a conforté son statut de « garçon manqué », elle y a trouvé une manière de construire sa personnalité et sa place dans un groupe.

 

Le foot pacificateur des quartiers populaires  ?

Le foot est souvent utilisé comme une réponse aux phénomènes de violence entre quartiers en termes d’affiliation des jeunes. De nombreux tournois, réalisés par « les quartiers » et réunissant de nombreuses villes (comme la Coupe d’Afrique des nations, CAN des quartiers), semblent illustrer la capacité du foot à fédérer et à déplacer les conflits. On peut faire l’hypothèse que les conditions dans lesquelles s’élaborent ces confrontations sportives s’avèrent cependant fondamentales : les liens entre les animateurs sportifs des différents quartiers, les liens entre les jeunes et ces animateurs dans chaque quartier constituent le ciment sur lequel se construisent ces regroupements. Comme dans les structures jeunesse, les animateurs de club peuvent jouer un rôle d’adulte référent dans cette période de jeunesse, à qui les jeunes accordent leur confiance. Certains professionnels de structures jeunesse, qui peuvent être par ailleurs entraîneurs, parlent ainsi de ce sport comme d’une entrée privilégiée pour garder le lien avec des jeunes et travailler avec eux leur engagement. L’organisation de tournois devient ainsi une manière d’impliquer les jeunes dans une série de tâches nécessaires à la réalisation de l’événement.