Les mots

Quartier

Affiliations et identifications au quartier

Claudette Lafaye
Sociologue

Le quartier est-il un territoire d’affiliation et d’identification pertinent et quels autres territoires ont du sens pour les jeunes ?

Si, contrairement aux idées reçues, les jeunes circulent activement sur le territoire francilien et voyagent en France et à l’étranger, la relation nouée et entretenue avec leur quartier nécessite d’être explorée. Comment ce dernier est-il investi tant dans les pratiques quotidiennes qu’affectivement ? Est-il un territoire d’affiliation et d’identification pertinent et quels autres territoires ont du sens pour les jeunes ?

 

Le quartier et/ou la cité, supports des sociabilités et refuge contre l’adversité

Pour de nombreux jeunes, le quartier comme la cité, désigné par son nom (les Tarterêts, les Courtilières, la Maladrerie, les Pâquerettes, les Canibouts), son diminutif (les Courti, la Mala, les Paq’s, les Can’s) ou son surnom (le Zoo – prononcez « Zou » – pour les Tarterêts, la JJR pour la rue Jean Jaurès à Saint-Denis) est d’abord le support des sociabilités nouées dans l’enfance et consolidées à l’adolescence. Le square, la place, le city stade, le skatepark, parfois la pelouse ou le parking en sont les espaces centraux, un territoire familier et arpenté où les jeunes se sentent chez eux. L’espace y est empli de repères, de coins et de recoins auxquels des souvenirs font écho tandis que l’on y croise des voisins, des figures connues et rassurantes, mais aussi les personnages du quartier. C’est aussi le quartier et plus encore la cité qui structure la relation grand·e / petit·e, active sur plusieurs sites, laquelle se construit et s’éprouve au quotidien, sur le temps long des interactions qui se nouent dans la rue entre jeunes d’âge et de génération différents. Façonné par l’usage, la familiarité et la sociabilité entre pairs, le quartier constitue pour de nombreux jeunes une extension du chez-soi en même temps qu’un premier territoire d’exploration.
Les jeunes valorisent l’interconnaissance, la sociabilité résidentielle, la densité de l’entraide et de la solidarité entre habitants et tendent à considérer que les quartiers plus favorisés en sont dépourvus. S’ils reconnaissent volontiers que ce sont là des traits communs à tous les quartiers populaires, ils ont le sentiment que leur intensité est plus forte dans leur propre quartier. Ce faisant, les jeunes s’affilient implicitement aux classes populaires dont ils revendiquent les qualités humaines. Le recours chez plusieurs jeunes de quartiers différents, des Tarterêts à Saint-Denis centre, en passant par les Quatre-chemins ou Paris 18e, aux métaphores de la « grande famille » ou du « petit village » montre également qu’ils appréhendent le quartier comme une communauté de liens forts qui assure à chacun une reconnaissance et une sécurité. Cette communauté territoriale est toujours décrite comme multiculturelle et dotée de qualités morales, pétrie de tolérance et du respect des coutumes de chacun. Quel que soit le site, les jeunes perçoivent la diversité culturelle de leur lieu de vie comme une richesse, mais aussi comme une protection vis-à-vis des stigmatisations, des discriminations, voire du racisme qui les menacent dès qu’ils sortent du quartier et plus largement de la banlieue populaire. Plus le quartier est stigmatisé, plus les jeunes tendent à le considérer comme un refuge, a fortiori s’ils sont inscrits dans des trajectoires scolaires ou professionnelles instables. Aux Tarterêts, les jeunes sont nombreux à dire qu’ils préfèrent le quartier à tout autre lieu et qu’ils s’y sentent plus à leur aise qu’ailleurs. Outre le groupe de pairs et leurs repères, ils y sont à l’abri de la mauvaise réputation qui leur colle à la peau dès qu’ils en sortent. Une jeune raconte qu’il n’est pas rare qu’au basket, sport qu’elle pratique, des équipes adverses déclarent forfait pour ne pas se déplacer à Corbeil-Essonnes ; une autre évoque les remarques désobligeantes subies lors d’un déplacement à Bordeaux. En raison de sa couverture médiatique, le nom des Tarterêts ostracise et les jeunes ont le sentiment, qu’ils soient ou non conformes au stéréotype du jeune de banlieue, d’être constamment sur la sellette. Face à l’adversité du monde extérieur, le quartier fait alors figure d’espace rassurant : les jeunes y sont à l’abri des blessures morales et peuvent y être eux-mêmes, entre pairs partageant la même expérience. De là vient en partie l’attachement profond qu’ils lui vouent, avivé par la nostalgie lorsque le quartier connu et aimé est effacé par les bouleversements de la rénovation et des changements urbains.

 

Un investissement sensible au genre

Territoire partagé de l’enfance, commun aux filles et aux garçons, lorsque les enfants ne disposent pas encore de l’autonomie nécessaire pour circuler au-delà, le quartier devient ensuite un territoire très inégalement investi selon le genre et les sites. Certains disent y passer l’essentiel de leur temps libre, comme les garçons de Paris 18e qui évoluent entre le square Léon investi précocement, les « grecs » ou, durant l’hiver, les bars à chicha. La plupart des filles affirment, au contraire, ne pas « traîner » dans le quartier. Soucieuses de respectabilité, attentives à leur réputation, elles présentent leurs déplacements en lien avec une occupation précise, perçue comme légitime et non susceptible d’être associée au fait de « traîner », activité qui dévalorise celle qui la pratique.
L’adolescence venue, garçons et filles ne se retrouvent plus dans le quartier en groupe de sociabilité mixte. Il s’agit là d’une norme tacite, partagée par toutes et tous et peu remise en question. Lorsqu’il n’est pas au lycée, un jeune d’Aubervilliers passe l’essentiel de son temps libre sur le city stade de la Maladrerie. Il joue au foot et improvise des tournois avec des jeunes d’autres cités de la ville comme des communes environnantes. Lieu de rassemblement des garçons du quartier, le city stade est aussi un vecteur de mobilité vers l’extérieur. Alors qu’elle le fréquentait dans l’enfance, une fille du quartier l’a désinvesti. Le city stade est en effet accaparé par les garçons et les matchs s’y déroulent exclusivement en non-mixité. L’espace du quartier n’est pas découpé en espaces réservés à chaque genre. Il est l’objet d’une dynamique d’appropriation marquée par la domination masculine, laquelle circonscrit étroitement la place que les filles peuvent investir. L’une d’elles raconte que les filles sont cantonnées aux lieux délaissés par les garçons tandis qu’une autre déplore que les garçons occupent tout l’espace. Ces contraintes éclairent le caractère récurrent de l’expression « Je ne traîne pas dans le quartier » qui circule d’un site à l’autre, à l’exception de Vert-Saint-Denis où les rassemblements sont déconnectés du lieu de résidence et s’opèrent plus souvent en mixité. Les filles ne « traînent » pas parce qu’elles n’ont pas de lieu à elles. Par conséquent, lorsqu’elles sortent, c’est en dehors du quartier en groupe de deux ou trois copines. En grandissant, l’autonomie conquise associe une mobilité hors du quartier à une restriction des sorties en son sein que l’enfance autorisait et le début de l’adolescence tolérait.
Le quartier n’est pas seulement un espace approprié ou délaissé, il est aussi pris dans des dynamiques d’affiliation et d’identification où d’autres territoires entrent en jeu.

Cité des Pommiers - Pantin

Cité des Pommiers - Pantin

 

De la cité à la ville, une pluralité de formes d’identification

Façonné par l’usage et la familiarité, le quartier a partie liée avec la manière de s’identifier de ceux qui y vivent. Aussi dégradé soit-il, il constitue le plus souvent un lieu de naissance, d’enfance et d’adolescence, un terreau d’amitiés fortes et un terrain d’aventure souvent liés à des souvenirs heureux qui en font l’un des supports d’une identité en construction. En arrivant à Clichy-sous-Bois, un jeune a ainsi découvert que certains jeunes Clichois se définissaient par leur affiliation à leur cité et non à leur collège ou leur lycée comme en Tunisie où il a grandi.Au Petit-Nanterre, le quartier est un marqueur fort d’appartenance, en particulier face aux autres quartiers de la ville. Il incarne, à l’instar des autres quartiers populaires, y compris de centre-ville (tels Barbès-Rochechouart et la Chapelle dans le 18e arrondissement de Paris ou le quartier Basilique de Saint-Denis), la convivialité et la solidarité, un territoire dont les jeunes connaissent les habitants et maîtrisent les codes. Au sein du Petit-Nanterre, les jeunes identifient clairement sept « cités » différentes, dotées de caractéristiques propres, au sein d’un territoire inférieur à 2km2. Elles sont le support d’identifications mutuelles à l’échelle du quartier, de différenciations socio-spatiales qui fondent un classement de soi et des autres. Les Castors, les Potagers, les Pâquerettes et les Canibouts sont les noms des cités historiques du quartier. Mais les jeunes évoquent aussi « la Tour », « le Gouffre » et « le Jet », sous-ensembles des Canibouts, à travers lesquels ils se reconnaissent et se différencient, tandis que le « Fond des Pâquerettes » marque une division interne à la cité du même nom qui ne fait sens que pour ses jeunes résidents. Aux Tarterêts, les jeunes s’identifient et se différencient selon qu’ils sont du « Haut Zoo » ou du « Bas Zoo » tandis qu’ils excluent du « Zoo » le nouvel éco-quartier de la Villa Paloma et ses résidents trop éloignés d’eux-mêmes.
Au-delà de ces formes d’identification fines qui sont autant de façons d’énoncer une affiliation socio-spatiale et un sens du classement résidentiel, les jeunes manifestent aussi une identification à la commune de résidence, variable selon les sites. Dans le centre-ville de Saint-Denis, le jeu des identifications convoque le quartier, des subdivisions en son sein, mais aussi la ville et son passé chargé d’histoire. À Vert-Saint-Denis, l’identification, essentiellement communale, valorise le mythe péri-urbain de la ville à la campagne. À Clichy-sous-Bois, les différents quartiers ayant subi de profondes transformations, c’est l’entité ville qui est désormais investie par les jeunes, affectivement mais aussi politiquement. Elle incarne à leurs yeux le combat pour la dignité et la fierté des quartiers populaires mené par le collectif AClefeu. Les révoltes urbaines de 2005 et la mémoire de Zyed et Bouna sont restées vives quinze ans après le drame et participent pleinement de leur affiliation à la ville. À Pantin, l’identification à la commune se forme chez plusieurs jeunes, non sans ambivalence, à partir des changements urbains et de la requalification des berges du canal de l’Ourcq autour d’une centralité attractive et dynamique. La nouvelle esthétique des espaces publics et l’amorce d’un processus de gentrification rendent moins étanche la frontière physique et symbolique entre la banlieue et Paris ; le regard que les jeunes portent sur leur ville et sur eux-mêmes s’en trouve transformé.
L’identification et l’attachement que les jeunes manifestent à l’égard de leur quartier, de la cité, de la ville, ou même du « 9-3 » pour ceux qui y résident ne sont pas, à l’exception du groupe de Vert-Saint-Denis, déconnectés de la stigmatisation plus ou moins forte qui frappe les territoires auxquels ils s’affilient. Celle-ci constitue un ressort affectif puissant du sentiment d’appartenance : les jeunes revendiquent d’où ils viennent et revendiquent indissociablement les qualités qu’ils prêtent aux quartiers populaires, les valeurs morales transmises par leurs parents dont ils savent explicitement ou confusément les sacrifices consentis pour qu’ils accèdent à une vie meilleure. Pour autant, les jeunes n’emploient jamais le terme ghetto pour qualifier le quartier au présent ; lorsqu’ils le font, c’est pour s’en démarquer tant cette figure est l’expression d’un point de vue externe, celui des médias ou de certains sociologues. Enfin, si les jeunes sont profondément attachés à leur quartier, au lieu d’où ils viennent, ils ne s’y projettent que rarement dans l’avenir. Comme l’exprime une jeune d’Aubervilliers, le quartier incarne les racines, le terreau qui permet de se projeter dans un ailleurs d’autant plus lointain que les jeunes sont moins âgés et que le champ des possibles leur semble encore immensément ouvert.