Les mots

Violence

Des violences plurielles

Bénédicte Madelin
Coord. nat. Pas sans nous
Fanny Salane
Sciences de l'Éducation
Alain Vulbeau
Sciences de l'Éducation

Le quartier est le théâtre et le réceptacle d’une violence plurielle qui s’expérimente de manière individuelle et collective, mais il offre aussi des protections et des relais de pacifications.

Quand, au cours de la recherche, les jeunes se sont emparés du mot « violence », ils ont souhaité en premier lieu parler et écrire sur les violences internes à leur quartier, notamment celles des rixes, et des moyens d’en sortir. Des autres formes de violence comme celles de la police, ce n’est même pas la peine d’en parler ont expliqué certains d’entre eux, tant elles semblent incorporées. Leurs récits et discussions mettent toutefois en lumière une violence plurielle, qui s’exerce dans plusieurs directions, impliquant par exemple les rapports aux institutions, la violence symbolique de la stigmatisation, de l’exclusion scolaire, ou au sein des familles celle des mariages forcés des filles. Prendre en compte ces multiples dimensions et la façon dont les jeunes les perçoivent ne constitue en rien une excuse ou un évitement sociologique mais permet de comprendre les dynamiques à l’œuvre et la place qu’y prend le quartier.

La violence, une réalité sociale et multidimensionnelle

Le sentiment d’être délaissé, mis de côté, stigmatisé, est partagé de façon plus ou moins diffuse par une partie importante des jeunes. Quelques-uns y appliquent le mot de violence, une violence exercée sur eux, et non par eux, à rebours de l’image qui leur est souvent accolée. Un jeune de Corbeil-Essonnes souligne ainsi la violence que représente la concentration résidentielle de familles pauvres et issues de l’immigration, la création de « ghettos », selon ses termes, qui conduit à des dérives et des tensions sociales. La rénovation urbaine peut venir conforter ce sentiment quand elle est vécue comme imposée, quand les jeunes voient disparaître le quartier de leur enfance, quand leur famille n’a d’autre choix que de déménager, ou quand les changements urbains leur semblent conduits pour d’autres. Ce sentiment de violence exercée sur eux et leur famille renvoie à celui de n’être qu’un pion, de ne posséder aucune maîtrise de sa propre vie, d’être enfermé dans un lieu et assigné à une place sociale, à une conscience diffuse des inégalités. D’autres formes de violence, s’exerçant cette fois au sein des familles ou du groupe de pairs sont évoquées par les jeunes. Il en est ainsi de la violence conjugale, de l’imposition de normes au moment du mariage, de l’utilisation des médias sociaux pour casser une réputation. Ces dimensions ne sont pas spécifiques aux jeunes des quartiers populaires mais elles peuvent y prendre un relief particulier dans un contexte de crise sociale.

Une forme particulière de violence : les rixes

Si l’on s’intéresse aux rixes dont le vocable a été diffusé ces dernières années par les travailleurs sociaux pour définir un type de bagarre entre jeunes, celles-ci revêtent plusieurs réalités. Elles correspondent tantôt à des rencontres violentes entre groupes de jeunes, rendez-vous réguliers quasi ritualisés, ou à des soulèvements épisodiques type « vendetta » pour venger un jeune du quartier. Elles marquent à chaque fois une appartenance territoriale, les jeunes des Tarterêts contre ceux des Pyramides d’Évry, ceux du 19e ou du 20e arrondissement de Paris contre ceux du 18e par exemple.

Fresque « Légaliser l’autre. Tuer la guerre. Créer la paix »

Fresque « Légaliser l’autre. Tuer la guerre. Créer la paix »

Fresque réalisée par l’association Espoir 18 contre les rixes entre les jeunes du 18e et du 19e

Parmi les jeunes qui ont participé à la recherche, plusieurs étaient concernés par les rixes, que ce soit comme protagonistes, et / ou spectateur·rices, et / ou victimes. C’est particulièrement le cas de jeunes des Tarterêts à Corbeil-Essonnes, qui ont souhaité s’exprimer longuement sur cette forme de violence qui les touche mais qu’ils participent également à entretenir, sans parvenir toujours à en cerner l’origine et l’objet. Ces rixes seraient même selon eux ce qui constitue la spécificité de leur quartier, en comparaison d’autres départements et villes, où les formes d’atteintes dominantes seraient le braquage, le trafic de drogues, etc. S’ils déplorent cet état de fait et les conséquences – parfois désastreuses – de ces « guerres de gangs », ils développent aussi un discours entremêlé de fierté (« Les mecs des Tarterêts, ils sont invincibles ») et de fatalisme, dans le sens où ils se sentent également héritiers et tributaires de ces rivalités.

Dans cet univers masculin de l’expression de la force, les filles sont mentionnées comme des reporters derrière la caméra prêtes à diffuser sur le net.  Cette violence a des ramifications qui touchent à l’économie parallèle, aux braquages et aux vols sur la personne. De la violence dite gratuite, expression d’un dérapage individuel dans un univers tendu, à la violence « organisée », les jeunes évoquent des figures du quartier qui rappellent l’étendue de la gamme de cette violence : celui qui est en fauteuil roulant, celle qui a reçu une balle de flashball, un autre qui est en prison.

Le quartier pour se protéger et sortir de la violence

Le quartier est aussi un lieu d’aspiration au calme, de protection, de réassurance pour faire face à la violence symbolique. Les formes de solidarité multiples qui s’y déploient permettent d’adoucir la violence sociale. Les médiations exercées par les structures jeunesse et par les grands contribuent à atténuer et gérer les tensions entre jeunes. Au cours de la recherche, une partie du groupe de Corbeil-Essonnes déjà constituée en association a multiplié les actions éducatives auprès des habitants, des bailleurs sociaux, des professionnels de l’éducation et de l’enseignement, et se révèle aujourd’hui comme l’un des acteurs incontournables dans ce travail de médiation sur le territoire des Tarterêts.

Le quartier est aussi un lieu d’aspiration au calme, un lieu de protection, de réassurance pour faire face à la violence symbolique.

Tous mentionnent le langage comme premier vecteur de violence – entre eux, avec la police ou via les réseaux sociaux – et le risque d’escalade qu’il induit. Une jeune fille de Corbeil-Essonnes souligne la violence qu’elle perçoit dans la façon de parler des garçons, par les mots, leur familiarité, le ton insultant. Mais le langage est également mentionné comme médiateur non négligeable pour une pacification des rapports sociaux. Pour sortir de la violence, il faut aussi passer par le symbolique et en tout premier lieu le langage. Lamence Madzou, dans son autobiographie, évoque la période où il a été chef de gang et fait le récit de sa sortie de la délinquance par des voies où le langage a une place prépondérante : notamment, le rap, la démarche associative et la réflexivité sur son parcours.

Un élément important pour la sortie de la violence est le temps qui passe qui peut comporter des vertus d’apaisement. Avec le temps, l’événement s’inscrit dans la mémoire collective à travers des marches silencieuses ou d’autres formes de réactivation mémorielle. Ainsi à Corbeil-Essonnes, le décès d’un jeune à la suite d’une rixe à la fin des années 1990 a été pendant quelques années un motif d’affrontements réguliers entre bandes, puis est devenu une sorte de fait historique, intégré dans les mémoires mais ne donnant plus lieu à des violences. La prise en charge des « petits » par les « grands » dans une perspective pacifique est déterminante.

Le quartier est le théâtre et le réceptacle d’une violence plurielle qui s’expérimente de manière individuelle et collective. Les rixes sont intriquées dans les sociabilités locales, dans la construction des réputations des garçons et de leur statut. Mais le quartier offre aussi des protections, des relais de pacification qui se construisent au sein des réseaux amicaux, familiaux, des associations et des structures jeunesse.