Les mots

Violence

De l’utilisation de la violence par les politiques publiques

Bénédicte Madelin
coord. nationale "pas sans nous"

Comment s'est construite la politique de la ville ?

Depuis des années, l’idée d’une violence qui ne cesserait de se développer de façon exponentielle dans les quartiers populaires justifie toutes les politiques sécuritaires, de contrôle et de privation des libertés. La politique de la ville en est un exemple très instructif.

Violence et immigration, aux origines de la politique de la ville

Dès 1977, alors que les politiques du logement favorisaient l’accession à la propriété et donc le départ des classes moyennes qui occupaient les logements HLM, les bailleurs sociaux et les pouvoirs publics s’inquiétaient : les quartiers d’habitat social ne risquent-ils pas de s’embraser, comme les « ghettos noirs » aux États-Unis, puisqu’ils « accueillent » de plus en plus de familles étrangères ou supposées comme telles ? Les prémices de la politique de la ville – Habitat et vie sociale (HVS) – visaient à prévenir un tel scénario.

Au lendemain de l’élection de François Mitterrand en mai 1981, les rodéos des Minguettes à Vénissieux inquiètent : un dispositif d’urgence est mis en place, avec les Opérations prévention été, suivi de la création des conseils communaux de prévention de la délinquance (CCPD). Quelques chiffres montrent la place grandissante de la lutte contre la délinquance et les violences à travers le prisme des dispositifs de la politique de la ville : en 1983, mise en place de 36 CCPD ; il y en a 340 deux ans plus tard, 600 en 1989 et 843 en 1997 ! Mais le gouvernement estime alors que ces CCPD ne sont que des instances de concertation entre l’État et la collectivité territoriale : les résultats ne sont pas bons. Après ses discours sur les « sauvageons » des quartiers populaires, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, promeut un nouveau dispositif, les contrats locaux de sécurité (CLS). Au nombre d’une centaine fin 1998, ils seront plus de 400 deux ans plus tard. Ces CLS doivent être opérationnels et s’appuyer sur des diagnostics territoriaux. Mais comment faire quand on sait que les statistiques de la police ne sont représentatives que des faits enregistrés ? Entre les refus des dépôts de plainte par les commissariats, les obligations pour les assurances, les agressions sur les personnes, la réalité des violences peut être très largement déformée. Les enquêtes de victimation et sur le sentiment d’insécurité se multiplient alors et justifient le développement de la vidéosurveillance. Elles sont suivies des diagnostics sécurité dans tous les projets urbains, et d’expériences d’éclairage urbain pour supprimer les zones d’ombre, en espérant que rien ni personne n’échappera au regard…

Toutes ces enquêtes et dispositifs vont installer l’idée que le problème numéro 1 dans les quartiers populaires est bien un problème de violence et de délinquance. Autant dire qu’une brèche est ouverte et les crédits accordés à la lutte contre la délinquance et les violences ne cesseront d’augmenter ! Progressivement, mais sûrement, la prévention de la délinquance est devenue une composante et une des priorités de la politique de la ville. Progressivement mais sûrement, la figure des jeunes se réduit à celle des jeunes hommes, en jogging et capuche, issus de l’immigration, inquiétants, violents…

Les instances et dispositifs de la politique de la ville évoluent également au prisme des violences dans les quartiers populaires.

  • 1990, mort d’un jeune à moto suite à un contrôle policier et une collision avec une voiture de police à Vaulx-en-Velin : création du ministère de la Ville ; 
  • 1991, mort d’un jeune lors d’une garde à vue, colère et violences des jeunes au Val Fourré, à Mantes-la-Jolie, à Sartrouville : promulgation de la loi d’orientation pour la ville ; 
  • 1995, émeutes en Essonne : « plan Marshall » pour les banlieues et pacte de relance pour la ville.

La « gifle » du 21 avril, un virage pour la politique de la ville ?

Coup de tonnerre le 21 avril 2002, au soir du premier tour de l’élection présidentielle : la gauche est éliminée au profit de Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Une situation que personne ne pouvait imaginer.

« Quelle politique de la ville après le choc du 21 avril ? le succès de l’extrême droite au premier tour de la présidentielle [est ressenti] comme un désaveu pour les actions menées depuis des années. » (Le Monde, 28mai 2002).

L’explication est simple : ce résultat exprimerait la peur des quartiers, de ceux qui y vivent, les habitants issus des anciennes colonies françaises. Les « sauvageons » de Chevènement, les « racailles » de Sarkozy, l’« ensauvagement » de Gérald Darmanin.

Depuis, les morts violentes de jeunes et les affrontements avec la police se poursuivent et se multiplient. En 2005, Zyed et Bouna, deux jeunes de 15 et 17 ans, poursuivis par la police, meurent électrocutés à Clichy-sous-Bois. Suivent trois semaines de révoltes sociales dans plus de 200 quartiers : l’état d’urgence est décrété, le Comité interministériel à la ville de 2006 fixe une priorité aux contrats de ville : la citoyenneté et la prévention de la délinquance, et la loi pour l’égalité des chances est promulguée… avec les premières mesures de pénalisation de la pauvreté : les Conseils des droits et devoirs des familles, les stages de citoyenneté comme peine de substitution…

Égalité des chances, mais pas égalité des droits

Ce virage est d’autant plus grave que le discours ne s’adresse plus qu’à une catégorie d’habitants : on est passé d’un discours anti-jeunes à un discours anti-maghrébins élargi aux jeunes issus des anciennes colonies subsahariennes puis à un discours contre une religion : l’islam.

Depuis, les mesures législatives ne cessent de se durcir et d’enfermer un peu plus les habitants des quartiers populaires dans l’idée qu’ils s’excluraient eux-mêmes de la communauté nationale. Ce sont tous les discours sur le communautarisme, les valeurs de la République, la laïcité.

Suite aux attentats de Charlie et du Bataclan, le discours du Premier ministre, Manuel Valls, et les mesures du Comité interministériel pour l’Égalité et la citoyenneté de mars 2016 ont aggravé la stigmatisation des habitants des quartiers populaires, en particulier ceux de confession musulmane. La prévention de la délinquance est devenue prévention de la délinquance et lutte contre la radicalisation. Les associations doivent désormais signer une charte de la laïcité pour obtenir une subvention.

Mais ça ne suffisait pas… En octobre 2020, le gouvernement présente une loi contre le séparatisme social, que le président de la République présente lui-même comme une loi contre le projet politico-religieux de l’islamisme radical.

Et pourtant… Sans nier les violences dans les quartiers populaires, comment la politique de la ville peut-elle se taire sur les violences institutionnelles dont sont victimes les habitants de ces quartiers, jeunes ou non ? Durant ces quarante dernières années, les inégalités n’ont cessé de progresser que ce soit dans le domaine de l’emploi, de l’éducation, du logement, de la santé… La violence des jeunes, leurs révoltes ne s’alimentent-elles pas de ce profond sentiment d’injustice fait d’inégalités et de la croyance que rien ne changera ?

Fresque « On s’tourne pas les pouces ! On se serre les coudes ! »

Fresque « On s’tourne pas les pouces ! On se serre les coudes ! »

Fresque réalisée par l’association Espoir 18 contre les rixes entre les jeunes du 18e et du 19e.