Les mots

Zyed & Bouna

Zyed et Bouna : comment en parler aujourd’hui ?

Hélène Hatzfeld
Politiste

« Faire l’histoire de Zyed et Bouna, c’est d’abord réinterroger les récits qui en existent. »

« Dans le livre, il faut parler de Zyed et Bouna ! » ont dit les jeunes de Clichy-sous-Bois. Leurs propos résonnent d’une histoire controversée, mais aussi du temps long de l’effacement que rompent les commémorations. Ces noms ancrent dans une histoire et une mémoire collectives les actions de citoyens ordinaires qui, dans la ville et bien au-delà, ont voulu porter la mobilisation sociale sur la place publique, lui donner un impact politique.
            
Faire l’histoire de Zyed et Bouna, c’est d’abord réinterroger les récits qui en existent. Mais aussi rouvrir les plaies que la relaxe des policiers a laissées à vif. Sur Wikipédia, aucune notice n’est consacrée aux deux jeunes. Nous sommes renvoyés aux « émeutes » et aux « violences urbaines » de 2005, avec leur lot de stigmatisations. Deux livres portent sur Zyed et Bouna. Gwenaël Bourdon, journaliste au Parisien, en empathie avec le vécu des familles, relate la poursuite des deux jeunes par des policiers qui conduit à leur mort dans un transformateur électrique le 27 octobre 2005. Elle montre les contradictions policières et les invraisemblances des interprétations politiques assimilant les deux jeunes à des voleurs qui fuient et à de la "racaille." La pièce de théâtre écrite par Michel Simonot, Delta charlie delta, fait vivre le drame. Les avocats des familles, Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, dans un livre publié dès 2006, établissent notamment que les jeunes ont été poursuivis par les policiers et qu’une grenade lacrymogène a bien été envoyée près de l’entrée de la mosquée, en plein ramadan, élargissant ainsi le champ de la révolte. Le site web du Bondy Blog, créé en 2005 pour donner la parole aux quartiers populaires, apporte, par ses archives, de nombreuses informations qui contredisent les versions largement diffusées par la plupart des autres médias. Faire l’histoire de la mort des deux jeunes, c’est aussi tenter de resituer les faits dans une histoire sociale : celle de la vie ordinaire d’adolescents qui connaissent les contrôles de police quotidiens humiliants, celle de familles aux parcours différents, l’une, celle de Zyed Benna, venue de Tunisie dans les années 1970, l’autre, celle de Bouna Traoré, arrivée de Mauritanie plus récemment. Toutes deux affrontent alors des journalistes intéressés à faire le buzz, des politiques prompts à communiquer sur leurs capacités sécuritaires, dix ans de procédures. Faire l’histoire de Zyed et Bouna, c’est alors ouvrir de nouveaux horizons de recherche. Ainsi peut-on se demander quelle place est faite aux femmes dans ces récits, qui laissent le plus souvent dans l’ombre des coulisses les mères et les sœurs.

À cette mémoire apaisée gravée dans le marbre et transmise par les commémorations, s’oppose celle que revendiquent les jeunes, […] la mémoire de noms qui, associés à celui d’Adama, donnent leur sens aux combats contre les injustices, contre les violences policières.

Ces récits et analyses tentent de répondre à une exigence : dire la vérité, expliquer, comprendre ce qui s’est passé. Mais ils laissent apparaître tout ce qui n’est pas dit, ne peut pas être dit. L’impossibilité de dire est au fondement du témoignage de Muhittin Altun, le rescapé : lui aussi réfugié dans le transformateur, grièvement blessé, il a été le premier messager du drame auprès de gens de son quartier. Incapable, dans son traumatisme, de dire ce qui s’est passé, signant sur son lit d’hôpital la déposition soufflée par des policiers, il est silencieux lorsqu’on lui annonce le verdict, relaxant les policiers. Mutiques aussi les deux policiers, rendus incapables par leur imaginaire répressif ou guerrier, d’empêcher le drame. C’est cette impossibilité de dire qui fait la force du ciné-tract « Europa 2005 27 octobre » réalisé dès 2006 par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. En incrustant « Chambre à gaz » sur la dernière image du lent travelling qui suit le mur du transformateur EDF, ils évoquent les rescapés des camps d’extermination nazis qui n’ont pas pu dire ce qu’ils avaient vécu ; comme les bourreaux n’ont pas pu non plus dire ce qu’ils avaient fait. Ces morts sont « au-delà des mots » (ADM) : c’est le nom de la première association qui s’est créée pour soutenir les familles et qui figure aussi sur la banderole de la marche silencieuse. Alors, s’il n’est pas possible de dire, de se faire entendre, peut-être faut-il chercher à oublier : c’est le pari fait par Muhittin, qui, après avoir tenté de témoigner à un procès et dans des reportages, s’est éloigné de sa famille et de ce passé.

Aujourd’hui, c’est surtout par le prisme des commémorations que se reconstruisent l’histoire et la mémoire de Zyed et Bouna. L’allée qui porte leur nom et la petite stèle posée devant le collège Robert Doisneau dessinent les figures emblématiques de héros des quartiers populaires. La stèle, inaugurée un an après le drame, porte l’hommage : « À la mémoire de Bouna Traoré et de Zyed Benna. “Deux enfants ont quitté la Terre, mais deux anges sont entrés au Paradis”. Élèves du collège Robert Doisneau. 27 octobre 2006. Association Au-delà des Mots ». La phrase choisie par les élèves interpelle. Elle est un des signes par lesquels s’ébauche une héroïsation des deux jeunes. Bien que la religion ne soit pas précisée, le passage de la terre au paradis exprime une survie après la mort. Désigner les deux adolescents (17 et 15 ans) comme enfants et anges leur confère une qualité essentielle d’innocence : ils sont l’opposé de l’image de délinquance et de violence attachée aux jeunes de banlieue. Cette image positive est étayée par les propos de la principale du collège, Marie-Christine Culioli, qui dresse le portrait de deux élèves peu intéressés par les études, mais assidus et sans problème. Mais la dénomination, qui, aux prénoms habituellement employés seuls, ajoute les noms de famille, donne une stature autre aux deux enfants : elle les met au même rang que les hommes ou femmes que des noms de rue, des statues, des monuments aux morts célèbrent.

Manifestation suite au décès de Zyed et Bouna

À cette mémoire apaisée gravée dans le marbre et transmise par les commémorations, s’oppose celle que revendiquent les jeunes, notamment à Clichy-sous-Bois et à Corbeil-Essonnes : la mémoire de noms qui, associés à celui d’Adama, donnent leur sens aux combats contre les injustices, contre les violences policières. « Parce que ça peut arriver à n’importe qui d’entre nous » explique une jeune fille de Paris 18e, qui précise quand même que ce sont les garçons qui sont les plus concernés… Cette mémoire de combat est entretenue par la chanson des collégiens de Doisneau et par les messages des rappeurs enregistrés dès 2006. Associant les deux prénoms et la dénonciation du mépris, de la stigmatisation des quartiers d’habitat social, des discriminations raciales, ils empruntent leur registre à un imaginaire contestataire et le renforcent. À Clichy-sous-Bois, l’association AClefeu, dont l’acronyme peut signifier à la fois Assez le feu ! et Association Collectif Liberté Égalité Fraternité Ensemble Unis, a voulu porter le combat sur le plan politique. La « campagne des cahiers de doléances dans les quartiers », organisée dans 120 villes en 2006, a débouché sur le dépôt d’une synthèse à l’Assemblée nationale. Un appel à s’inscrire sur les listes électorales, largement relayé en 2012, a été lancé. Afin que la population des quartiers populaires soit représentée, il a été accompagné par la présentation de candidats aux élections municipales.

Par le caractère emblématique du drame et de la relaxe policière finale, par l’intensité et la diffusion des révoltes sociales qui s’ensuivent, par les commémorations et les ébauches d’héroïsation, par les mobilisations associatives que la mort des deux jeunes de Clichy-sous-Bois suscite jusqu’à aujourd’hui, évoquer l’histoire et la mémoire de Zyed et Bouna est à l’image de ceux qui en font leur source d’inspiration et d’engagement, personnel et collectif. La volonté des jeunes que Zyed et Bouna s’inscrivent parmi les mots de l’abécédaire, les textes qu’ils ont écrits, témoignent de cette petite grande histoire vivante.