Les mots

Discrimination

Une expérience partagée mais individuelle

Hélène Balazard
Sociologue
Hélène Hatzfeld
Politiste
Claudette Lafaye
Sociologue

Plus que des expériences de discriminations fondées sur le territoire ou sur l’âge, les jeunes relatent des formes d’étiquetage et de stigmatisation qui apparaissent surtout quand ils sortent de leur ville.

Si les jeunes utilisent peu le terme de discrimination, les histoires fusent quand le sujet est abordé : les expériences vécues ou dont il·elles ont connaissance évoquent tout à la fois des territoires, la couleur de peau, des tenues vestimentaires, des pratiques religieuses, plus rarement le genre tant les filles ont souvent intériorisé leur condition dominée. Certains de ces récits expriment des sentiments d’injustice et pointent des inégalités ; d’autres témoignent des stigmatisations, fondées sur des préjugés, qui tendent à discréditer les jeunes eux-mêmes ou leur quartier ; d’autres encore relatent des mises à l’écart qui se traduisent par des refus, des rejets qui atteignent les jeunes dans leurs espoirs de se fondre dans une normalité et brisent des trajectoires. L’expérience intime ou par procuration de ces stigmatisations comme de ces discriminations a été, dans de nombreux cas, un moteur de l’investissement dans la démarche de recherche qui leur a été proposée : elle a permis de comparer des vécus avec d’autres, de mettre des mots sur des situations personnelles ou partagées et de réfléchir aux réactions qu’elles suscitent.

« Jeunes de banlieue » : une étiquette qui colle à la peau ?

Plus que des expériences de discriminations fondées sur le territoire ou sur l’âge, les jeunes relatent des formes d’étiquetage et de stigmatisation. Elles apparaissent surtout lorsqu’ils et elles sortent de leur ville, pour accéder à un lieu d’étude, trouver un stage ou un travail. Stigmatisations et discriminations se jouent de manière différenciée selon les territoires. Elles peuvent être liées à la ville ou au quartier par le nom qui évoque l’image négative diffusée par les médias, comme à Clichy-sous-Bois, mais aussi au département (le 9-3), ou plus simplement aux idées reçues largement véhiculées sur la « banlieue ».

Les préjugés dont pâtissent les quartiers et les communes populaires de banlieue n’ont pas partout la même intensité. Ainsi, les jeunes de Vert-Saint-Denis en sont quasi exempts, mais doivent composer avec la menace d’un autre stigmate, celui de la ruralité. Pour la plupart des autres, c’est principalement à Paris qu’il·elles sont assigné·es à la figure stéréotypée du « jeune de banlieue » ou du « jeune de cité », mais cela peut être aussi lors de vacances ou de sorties sportives en dehors de l’Île-de-France.

Même si certain·es ne décrivent pas d’expériences négatives personnelles, la stigmatisation du territoire où il·elles vivent est perçue comme un creuset de toutes les autres stigmatisations ou discriminations dont il·elles sont l’objet. Le territoire fait office d’élément explicatif. Les contrôles policiers incessants ? Les bavures qu’on subit hors de son quartier ou de sa ville ? Les études universitaires non engagées ou interrompues ? C’est parce qu’on est des « jeunes de banlieue » explique un jeune de Clichy-sous-Bois. L’explication par la stigmatisation de la banlieue d’où l’on vient anticipe une discrimination qui se traduirait par une éventuelle mise à l’écart, un possible rejet. Ainsi, deux jeunes filles d’Aubervilliers qui n’ont pas vécu directement ce type de discrimination estiment qu’elles y seront nécessairement confrontées dans un avenir plus ou moins éloigné. L’une et l’autre racontent en effet que leurs frères ont subi, au moment de postuler à des formations, des remarques blessantes suivies de refus qu’elles interprètent en ces termes.

Alors que l’interprétation d’un échec ou d’un refus par la stigmatisation du territoire où l’on vit ou dont on est issu est fréquente, la discrimination à laquelle elle conduit est difficile à prouver, tant la figure du jeune de banlieue englobe des processus entremêlés de racisation et d’assignation identitaire fondée sur des tenues vestimentaires ou des signes d’appartenance religieuse.

Un entrelacs de discriminations difficile à démêler

La mise en cause du territoire résume et dissimule tout à la fois la complexité de la réalité vécue. Racisation qui colle à la couleur de peau ? Niveau de langage ? Pratiques vestimentaires, alimentaires ou religieuses ? Les jeunes eux-mêmes éprouvent des difficultés à démêler ce qui fonde leur rejet.

Une jeune fille de Nanterre raconte ainsi comment, alors qu’elle assurait au sein du bois de Boulogne la sécurité du parcours du triathlon de Paris, elle a subi l’agression verbale d’un automobiliste pressé, ironisant sur son degré d’éducation et son niveau de langage, lorsqu’elle lui a demandé de patienter. Le mépris qui lui est témoigné a-t-il pour cause première l’apparence de la jeune fille ? Ce n’est dit ni dans les propos rapportés, ni dans l’analyse qu’elle en donne. Une autre jeune fille, d’Aubervilliers, a subi, lors d’un concours post-bac sélectif, la remarque d’un surveillant réduisant son horizon scolaire au baccalauréat technologique. Or celui-ci ne disposait que de ses caractéristiques vestimentaires et raciales pour lui signifier qu’elle n’était pas à sa place parmi les postulants. Dans les deux cas, la stigmatisation ethno-raciale est étroitement mêlée à la classe sociale.

La stigmatisation du quartier, pendant l'atelier « Ce qu'on pense et qu'on dit du quartier », à Suresnes.

La stigmatisation du quartier, pendant l'atelier « Ce qu'on pense et qu'on dit du quartier », à Suresnes.

La discrimination de genre que subissent les filles est rarement évoquée directement. Le récit que fait l’une d’elles est cependant très clair. Lorsque, en tant que coordinatrice d’un projet, elle est allée le présenter avec un collègue-homme à la mairie, ses interlocuteurs n’ont parlé qu’à celui-ci. Ce premier déni s’est trouvé renforcé une autre fois, lorsque, présentant le bilan d’une action, on lui a demandé : « Et ce bilan vous l’avez fait seule ? ». Le présupposé d’incompétence attaché à la femme est manifeste. Mais le plus souvent, c’est à travers le port du voile que la discrimination est ressentie par les jeunes filles : si, du point de vue de leur religion, le voile est perçu comme protégeant la femme d’une mauvaise réputation, il est aussi source possible de discrimination pendant les études, lors de stages ou d’entretiens d’embauche. Dès lors, certaines filles n’envisagent de le porter qu’après leurs études ou leur insertion dans la vie professionnelle.

Confrontés aux contrôles de la police, les jeunes de la recherche, plus souvent les garçons, les vivent rarement comme des contrôles au faciès. Ce n’est que lorsque la différence de traitement est manifeste qu’elle est identifiée comme une discrimination et qu’elle est vécue et dénoncée comme une injustice. Ainsi un jeune noir de Vert-Saint-Denis a maintes fois constaté que les jeunes blancs qui fumaient et buvaient de l’alcool devant le lycée de Cesson ne faisaient jamais l’objet d’interpellations par la police alors que lui-même et ses copains noirs subissaient des contrôles fréquents dans le sas de l’agence bancaire dans lequel ils ne réalisaient pourtant aucune activité répréhensible. Le rassemblement, en un même lieu, de jeunes hommes noirs suffisait à déclencher le contrôle et rendait son caractère discriminatoire visible aux yeux de ce jeune. La discrimination ethnoraciale peut être exercée par les vigiles des magasins, eux-mêmes souvent racisés comme le note un jeune d’Aubervilliers. Filles comme garçons peuvent en faire l’expérience et l’une d’elles conclut qu’à force de vivre ce genre de situations, elle se sent presque coupable de sortir d’une boutique sans rien acheter…

Les expériences de stigmatisation, de discrimination et de racisme sont aussi éprouvées parfois dans le quartier ou la ville de résidence. Si la plupart du temps les jeunes considèrent que les quartiers populaires où il·elles vivent sont des espaces de mixité, de sociabilité et de tolérance, quelques-un·es font tout de même part, en leur sein, de comportements excluants. C’est ainsi en entendant continuellement critiquer la mauvaise odeur des plats cuisinés par sa mère, qu’une jeune fille prend conscience du racisme de sa voisine.

Faire avec ou s’élever contre ?

Face aux stigmatisations et aux discriminations dont il·elles disent faire l’expérience ou être témoins, les jeunes développent un vaste éventail de manières de réagir. Celles-ci vont du repli sur soi au combat, en passant par l’esquive, la colère et l’indignation, parfois la confrontation, plus rarement l’action collective. Les jeunes développent néanmoins des compétences, des savoirs et savoir-faire spécifiques face à ce type d’expériences, vécues en personne ou par procuration, qui questionnent tout à la fois ce qu’ils sont, la place qui leur est accordée et ce à quoi ils aspirent.

Une partie des jeunes préfère fermer les yeux, ne pas faire attention, laisser couler, parfois en devant se raisonner ou en prenant le parti d’en rire. Lorsque cela leur arrive, nombre d’entre eux, filles comme garçons, ne « calculent » pas comme le dit une jeune fille voilée de Clichy-sous-Bois confrontée à un enseignant qui n’arrêtait pas en cours de faire des allusions au port du voile à l’université. Le travail sur soi que demande une telle attitude peut conduire à des formes de repli. Un jeune raconte ainsi qu’à force de voir les enseignants de l’IUT où il était inscrit ne pas prendre au sérieux les jeunes de banlieue, en les soupçonnant de n’être présents que pour obtenir leur bourse, il en venait à se recroqueviller. D’autres sont affectés au point de ne plus fréquenter certains lieux, d’adapter leur tenue vestimentaire ou d’arrêter la pratique d’un sport.

Quelques-un·es s’emploient à garder la tête haute en toutes circonstances. Loin d’être aisée à mettre en œuvre, cette attitude demande un constant travail sur soi, tant les regards pesants font que l’on a parfois honte d’être soi-même. Il n’est pas toujours facile d’avoir le sens de la répartie de cette jeune fille maghrébine qui raconte qu’adolescente, suivie de manière ostensible par le vigile d’un magasin, elle se retourne pour lui dire de se rendre utile en portant son panier. L’humour est en la matière un allié précieux. Afin de conforter son estime de soi, un jeune de Pantin indique que s’il se fait discriminer à l’embauche en raison de ses origines, il surmontera la blessure en considérant que le DRH perdra quelqu’un d’exceptionnel. Une jeune fille d’Aubervilliers a, de son côté, développé des comportements aguerris et s’amuse à tester les éventuels préjugés et comportements discriminants de ses interlocuteurs.

Dans un autre registre, la colère, voire l’indignation peuvent se manifester, mais souvent à contretemps ou de manière différée, une fois la stupéfaction passée ou le choc encaissé. Les affects dominent d’autant plus que les jeunes ne sont pas eux-mêmes personnellement visés. Lorsqu’une jeune fille d’Aubervilliers raconte comment un frère aîné a été recalé d’une formation après avoir subi en entretien des allusions désobligeantes visant son origine banlieusarde, son implication et son émotion sont palpables au fil de la narration.

Quand l’affront est trop vivement ressenti et que la situation s’y prête, les jeunes donnent de la voix et tentent de faire front. Une jeune de Clichy-sous-Bois inscrite en licence de biologie dans une université parisienne va demander des explications à l’enseignant lorsqu’elle se rend compte de l’écart des notes des exercices réalisés en commun avec des camarades disposant de ressources rédactionnelles plus conformes aux attentes du professeur. Les justifications des écarts de notation que donne ce dernier sont jugées infondées et ne parviennent pas à éteindre une colère d’autant plus vive qu’elle est marquée du sceau de l’impuissance et par l’absence d’horizon collectif. De fait, lorsqu’elle se réoriente en sciences de l’éducation, cette jeune femme exclut Paris des universités où elle envoie sa candidature.

 

Quelques-un·es s’emploient à garder la tête haute en toutes circonstances. Loin d’être aisée à mettre en œuvre, cette attitude demande un constant travail sur soi, tant les regards pesants font que l’on a parfois honte d’être soi-même.

 

Si les jeunes hommes comme les jeunes femmes sont confronté·es à des mécanismes d’étiquetage et à des expériences de discrimination indissociablement territoriaux, sociaux, culturels et raciaux, les jeunes femmes semblent s’y montrer plus vulnérables, peut-être parce qu’elles sont également confrontées à ceux fondés sur l’ordre du genre. À l’inverse, de nombreux garçons affirment, à rebours pourtant des expériences qu’ils viennent de narrer, les surmonter aisément, peut-être parce que l’estime d’eux-mêmes en dépend. Un jeune homme de Clichy-sous-Bois avance ainsi n’avoir jamais été véritablement confronté à de la discrimination. Pourtant, il raconte que l’expérience de l’altérité sociale réalisée en classe préparatoire se renouvelle chaque fois qu’il se rend à Paris. Cette assertion s’accompagne d’une valorisation de sa personnalité et de ses aptitudes à entrer en relation avec les autres. Un deuxième insiste sur ses talents de caméléon : clichois à Clichy, parisien à Paris. Un troisième oscille entre déni, volonté de retourner le stigmate en se conformant au modèle de la réussite individuelle et reconnaissance des difficultés à surmonter. Un quatrième anticipe, notamment par une attention à sa tenue vestimentaire, les mécanismes d’étiquetage et le risque d’être discriminé tout en considérant que ceux qui ne les anticipent pas sont responsables des affronts qui leur sont faits.

Peinture murale à Aubervilliers

Peinture murale à Aubervilliers

Fréquemment, les jeunes attribuent en effet des motifs « individuels » à leurs expériences : l’auteur de la stigmatisation ou des discriminations était âgé, raciste, avait des préjugés, faisait des amalgames. L’explication est très rarement attribuée à des éléments plus généraux ou politiques, même si les attentats et la montée de Daesh sont quelquefois évoqués pour rendre compte de ces amalgames. Peu de jeunes relient leurs expériences de discriminations à des mouvements sociaux de protestation ou à un engagement. Les difficultés à démêler ce qui fonde les discriminations entre l’apparence ethno-raciale, l’âge, l’origine sociale, l’appartenance religieuse ou le lieu de résidence permettent de comprendre que la réaction à la discrimination soit marquée au sceau de l’impuissance. Elle menace ainsi de se retourner contre son auteur s’il répond par la violence. C’est ainsi qu’un grand de Corbeil-Essonnes raconte qu’il oscille constamment entre laisser passer ou s’emporter au risque de s’attirer des problèmes. Un jeune fait état du caractère circulaire de ses réactions : l’énervement et la colère, parfois une attitude plus défensive, sont suivis d’une profonde lassitude avant qu’un regain de combativité et la confrontation directe ne reprennent le dessus, elles-mêmes ouvrant systématiquement sur de la tristesse et de la déception. Ces difficultés expliquent sans doute qu’elles débouchent rarement sur la construction d’une cause.