Les mots

Histoire

Grande histoire et petite histoire

Marie-Hélène Bacqué
Sociologue
Emmanuel Bellanger
Historien
Hélène Hatzfeld
Politiste
Bénédicte Madelin
Coordinatrice nationale Pas Sans Nous

Quel est le rôle de l’histoire et des événements dans la socialisation des jeunes des quartiers populaires, dans leurs façons de voir le monde et de s’y situer ?

Quel est le rôle de l’histoire et des événements dans la socialisation des jeunes des quartiers populaires, dans leurs façons de voir le monde et de s’y situer ? Comment des trajectoires individuelles rencontrent-elles des événements collectifs ? Un ensemble de travaux ont montré l’importance des « années impressionnables », situées entre l’adolescence et l’âge adulte, au cours desquelles les individus fixeraient leurs préférences et leurs comportements à partir d’un contexte spécifique. On a ainsi parlé de la « génération 68 » ou de la « génération guerre d’Algérie ». Les jeunes avec lesquels nous avons travaillé ont-ils en partage une histoire commune qui contribuerait à la construction d’un « nous » social et générationnel ? Si les événements marquants qu’ils et elles citent au cours de cette recherche font à première vue apparaître un ensemble hétérogène et dispersé, il en ressort néanmoins un cadre commun.

 

Les attentats de 2015

Un événement et une date dominent : les attentats de 2015 au Bataclan et au Stade de France, temps particulier où l’histoire a heurté de front les trajectoires individuelles par la proximité spatiale de l’événement, par son ampleur et par le sentiment rétrospectif que chacun aurait pu être touché. Un jeune homme de Suresnes raconte avoir été à deux rues de Charonne, lieu d’un des attentats ; certain·es connaissent des enseignants, des ami·es qui étaient dans le Bataclan ; plusieurs à Suresnes, Villeneuve-la-Garenne, Saint-Denis, Aubervilliers, étaient eux-mêmes spectateurs du match France-Allemagne au Stade de France. Pour les Dionysien·nes, les attentats de 2015 renvoient d’abord à l’assaut du RAID, le 18 novembre, rue du Corbillon, aux rafales de balles entendues tout près, une ambiance de guerre, se souvient l’un d’eux. Tous et toutes ont en tête de façon précise la façon dont il·elles ont été informé·es des attentats, certain·es par un coup de fil des parents inquiets, d’autres devant un match ou Secret story à la télévision. Ils et elles se souviennent avec détails du moment d’interruption de l’émission après lequel ils et elles se sont branché·es sur BFM pour regarder en boucle les informations une bonne partie de la nuit : un effet de sidération, un choc émotionnel. Une distance plus grande s’exprime vis-à-vis de l’attentat de Charlie Hebdo que peu citent en premier lieu quand on évoque la date de 2015. Alors que les attentats de novembre touchent des lieux emblématiques, dénués de références à tout groupe singulier, Charlie représente un autre monde, lointain. Quelques-un·es évoquent la pression sociale et médiatique qui a suivi autour du respect ou non de la minute de silence décidée par le ministère de l’Éducation nationale, la présence de journalistes peu scrupuleux à la sortie du lycée, comme à Clichy-sous-Bois. Un jeune homme de Corbeil-Essonnes explique qu’il n’a pas fait la minute de silence mais ne l’a pas chahutée pour ne pas gêner ceux qui voulaient la faire. Un autre à Pantin se souvient de la façon dont un adolescent du collège a été mis en difficulté pour ne pas l’avoir respectée et il regrette la surinterprétation de ce geste, le manque de débats et les polémiques qui ont suivi. Les oppositions, très minoritaires, n’expriment pas un accord avec l’acte terroriste mais un refus de se déclarer « Charlie », qui repose sur une perception des caricatures comme non respectueuses de l’islam, voire blasphématoires.

 

Au-delà du moment, les attentats ont marqué l’expérience quotidienne dans l’après, celle du plan Vigipirate qui existait déjà mais a pris une nouvelle ampleur, des exercices de sécurité au lycée, de la peur collective dans les transports, des regards dérobés. Une jeune fille de Corbeil-Essonnes dit sa panique quand on lui a demandé de faire l’exercice d’alerte et de se mettre sous la table. Une autre à Clichy-sous-Bois raconte comment sa tante, musulmane, l’a fait descendre d’un bus après qu’un homme barbu habillé en qâmis y était monté. Pour quelques-uns, surtout quelques-unes, la peur est toujours présente. Une jeune mère de Suresnes n’attache jamais son bébé dans la poussette quand elle va à la Défense afin de pouvoir le prendre dans ses bras et s’enfuir en cas d’attentat. Une Pantinoise a encore peur quand elle prend le bus et elle reste debout, à côté de la sortie, plutôt que de chercher à s’asseoir au fond, au cas où. Les musulman·es, très majoritaires parmi les jeunes de cette recherche, se sont senti·es atteint·es dans leur religion. Ces jeunes expriment un sentiment d’incompréhension et de tristesse de voir ces actes terroristes perpétrés au nom de l’islam et c’est au nom de leur religion qu’ils et elles les condamnent. La religion dans laquelle ils et elles ont grandi, qui constitue un cadre de socialisation majeur et a contribué à construire leurs valeurs morales, est pointée du doigt de l’extérieur et contribue à les stigmatiser, parfois violemment. Cela n’est certes pas nouveau ; cette génération a grandi avec les polémiques et réactions publiques au port du voile ; mais les attentats ont exacerbé l’expression de l’islamophobie et le sentiment d’être vus comme « autres » dans leur propre société.

 

Le foot

Dans un tout autre domaine, le foot et ses manifestations rythment la vie des jeunes à partir du temps fort de la Coupe du monde de 1998, suivie des championnats d’Europe, puis de la Coupe du monde de 2006 dont une partie d’entre eux et elles retient d’abord le coup de boule de Zizou et enfin, de la Coupe du monde de 2014 où la performance de l’Algérie est citée comme point marquant. Cet engouement renvoie à la place du foot dans les pratiques des jeunes et plus largement dans la culture populaire, mais aussi à sa perception comme lieu de réussite et de reconnaissance pour de jeunes hommes racisés et enfin, à un renversement possible des hiérarchies coloniales quand c’est le pays d’origine des parents qui gagne.

 

Racisme et discriminations

Les luttes contre le racisme et les discriminations et leurs avancées constituent une autre toile de fond qui va chercher ses références à l’échelle du monde et plus particulièrement dans l’histoire des Africain-Américains aux États-Unis à travers les figures d’Obama, Martin Luther King, Rosa Parks, Mohamed Ali mais aussi en Afrique du Sud ou en Inde. L’histoire coloniale n’en est pas absente de même que les répressions récentes comme celle qui touche les Rohingyas. De façon générale, s’expriment ici un intérêt et une ouverture au monde, en particulier celui de l’Amérique du Nord et du Moyen-Orient. Sur ces questions, l’histoire des quartiers populaires n’apparaît par contre pas centrale : quand on leur pose la question, la date de 2005 ne prend pas de signification particulière pour la grande majorité des jeunes. Les révoltes de 2005 et la mort de Zyed et Bouna ne sont évoquées spontanément qu’à Clichy-sous-Bois et à Corbeil-Essonnes. Dans le premier cas, cela n’a rien d’étonnant car Clichy en a été le point de départ, Zyed et Bouna y sont commémorés chaque année et le groupe de jeunes a été constitué par le collectif AClefeu né au cours des révoltes « pour éteindre le feu ». Quelques jeunes se souviennent des policiers vus de la fenêtre, tirant des flashballs et d’un sentiment de peur. À Corbeil-Essonnes, les fortes tensions avec la police réactivent en permanence le spectre des émeutes, terme plus utilisé par les jeunes que celui de révolte. 2005 évoque ainsi avant tout une histoire de la violence et des relations avec la police qui résonne pour beaucoup avec le présent. Plusieurs font le lien entre 2005 et le mouvement des Gilets jaunes, sans cependant, pour les racisé·es, s’y associer par crainte d’être la cible des forces de l’ordre.

 

Une histoire commune ?

Les faits marquants évoqués par les jeunes mettent ainsi en évidence un événement particulier, les attentats, qui ont ébranlé toutes les générations. La recherche s’est déroulée un peu plus de deux ans après les attentats de 2015 et leur souvenir, leur dimension émotionnelle pourraient s’affaiblir au cours du temps. Mais ils interviennent ici à un moment de structuration de l’imaginaire individuel et collectif, où la place sociale de chacun·e n’est pas encore fixée. Plusieurs jeunes évoquent par ailleurs les attentats de 2001 qu’ils et elles ont vécus à travers le regard et la peur des adultes ; ils et elles les lient à ceux de 2015, et marginalement aux attaques de Mohamed Merah en 2012 et de Londres en 2017. Pris ensemble, ces attentats semblent bien constituer un moment historique structurant dans lequel ils et elles ont grandi, caractérisé par la montée de la peur et de la stigmatisation religieuse. On peut faire l’hypothèse qu’ils et elles participent de la construction d’une expérience commune forte. En sera-t-il de même de l’expérience du confinement, révélateur et amplificateur des inégalités socio-spatiales ?

 

Histoire – Nanterre

Histoire – Nanterre

La construction des tours Aillaud à Nanterre en 1973.

 

Un autre marqueur commun, structurant, se dégage de la diversité d’événements et de figures citées par les jeunes : la sensibilité aux inégalités et à la discrimination raciale et religieuse. Il est notable que cette sensibilité se déploie avec une ouverture au monde et non comme processus de fermeture. De même, si le rapport des classes populaires au football est loin d’être nouveau, on relèvera qu’il est ici signifiant de dynamiques d’identifications multiples : à la France dans laquelle ils et elles vivent, au pays d’origine de leurs parents, à l’image racisée qui est renvoyée d’eux ou d’elles…

Cette histoire partagée, à la fois événementielle et inscrite dans la durée des trajectoires familiales et de l’histoire des quartiers populaires, prend sens dans une ville comme Saint-Denis dans une histoire longue, que rappelle la présence de la basilique dans la plupart des vidéos filmées par les jeunes. Elle participe bien à définir le regard que les jeunes portent sur la société et sur la place qui leur y est accordée. Ce regard est modulé par la diversité des histoires individuelles et des conditions sociales mais il contribue à l’émergence d’une conscience sociale commune. Il reste à savoir comment cette conscience sociale se traduit politiquement.

 

Timeline – Histoire

Timeline – Histoire

Cette frise résulte d'un travail en atelier conduit dans les dix quartiers, inspiré d'un outil de l'éducation populaire intitulé « grande histoire et petite histoire ». Il s'agissait pour les participants de sélectionner un ou deux événements considérés comme importants, de les présenter au groupe. À partir des apports de chacun a été construite dans chaque quartier une frise collective. Nous avons ici agrégé l'ensemble des dates pour les dix quartiers (les notes orange représentent le nombre d'occurrences). Il en ressort une représentation de l'histoire événementielle, à la fois individuelle et collective.