Les mots

Police

Le rapport des jeunes à l'institution policière

Anaïk Purenne
Sociologue
Anaëlle Deher
Étudiante ingénieure

Comment les jeunes interprètent-ils les comportements policiers, ainsi que la surattention dont ils sont l’objet ?

En mai 2020, la mort de George Floyd aux États-Unis, un Africain-Américain tué par un policier de la ville de Minneapolis, déclenche une vague de mobilisation planétaire contre les violences policières. En France, plusieurs manifestations ont lieu dans les semaines suivantes à l’appel du comité Adama et réunissent, malgré le contexte pandémique, des milliers de participants à Paris, Lille, Lyon et Grenoble. Ces mobilisations attestent de la prégnance de ces enjeux dans la société française et de la forte défiance des jeunes à l’égard de la police. Pourtant, les propos des jeunes avec qui nous avons travaillé sont loin de confirmer l’idée d’un rejet généralisé de la police dans les quartiers populaires, rejet qui vient alimenter les discours politiques alarmistes sur les « zones de non-droit » et un imaginaire de « reconquête républicaine » a priori peu propices au rétablissement de relations apaisées. Leurs discours confirment la banalité, sinon la banalisation des contrôles d’identité et des comportements vexatoires voire humiliants, autant que l’omniprésence de la police dans certains quartiers. Néanmoins, ce ciblage est loin de conduire à une défiance généralisée. La perception de la police varie en effet selon le genre, l’origine ou encore l’âge, autant de variables qui exposent à des interactions plus ou moins répétées et conflictuelles avec les forces de l’ordre. Les filles sont ainsi tendanciellement moins exposées que les garçons à ces interactions, de même que les Blancs apparaissent moins soumis à l’attention des policiers que les jeunes des minorités ethnoraciales. Or ces expériences, qui varient selon le profil sociologique, conditionnent fortement le rapport à la police, une bonne expérience pouvant conduire à percevoir la police comme une force légitime, tandis que la multiplication de mauvaises expériences pousse à l’inverse à l’envisager comme une force d’oppression. Donner la parole à une jeunesse qui est loin de se réduire à la « culture de rue » permet de percevoir la complexité du rapport aux institutions et l’existence de rapports à la police et au droit plus hétérogènes qu’il n’y paraît.

 

L’expérience des contrôles policiers

La plupart des jeunes avec qui nous avons travaillé, qui se composent pour moitié de garçons et sont en grande partie racialisés, ont été confrontés, directement ou par procuration, à des interactions avec les forces de l’ordre. Ce constat n’a rien de surprenant tant on sait que les jeunes (et tout particulièrement les populations masculines issues des minorités visibles) sont surcontrôlés par la police. Ces interactions ont parfois partie liée avec des pratiques illicites. La jeunesse est en effet une période de la vie où s’expérimentent la transgression et la subversion par rapport à l’ordre institué. Les jeunes de quartiers populaires ne font pas exception à ces tendances frondeuses ou rebelles, allant historiquement des Apaches aux blousons noirs jusqu’aux pratiques des bandes contemporaines couramment associées au deal, à la consommation de drogues ou aux affrontements entre quartiers. Certains jeunes évoquent ainsi des pratiques transgressives à caractère ludique comme pour l’un d’entre eux l’exploration urbaine (urbex), ainsi qu’un éventail de déviances et d’illégalismes communs aux cultures juvéniles de rue : consommation ou vente de drogues illicites (abordée dans la capsule vidéo « Le bon choix » à Corbeil-Essonnes), conduite sans casque (sujet de la capsule vidéo « La fuite » réalisée par un jeune de Paris 18e), caillassage des voitures de police, bagarres, etc. On ne peut pour autant parler d’une socialisation dans un « style de vie » délinquant. Ces pratiques transgressives se cristallisent davantage autour de l’enjeu d’affirmer sa présence par des formes d’appropriation des espaces publics, support de conflits récurrents avec les policiers qui cherchent à les en évincer, mais aussi de tensions avec le voisinage. Rares sont ceux à être judiciarisés, même si tout un chacun connaît, un frère, un voisin ou un ami qui a pu être confronté à la justice et à la prison.
Pratiques transgressives ou pas, on ne peut qu’être frappé par le constat d’une omniprésence de la police et des interactions avec ses représentants dans les quartiers populaires, qui se vérifie particulièrement dans des quartiers comme les Tarterêts ou Paris 18e. Dans ce quartier, à travers les baies vitrées des locaux de l’association Espoir 18, les jeunes observent les rondes permanentes des policiers sur l’esplanade Nathalie Sarraute. Mais les occasions de contacts avec la police ne se limitent pas aux seuls contrôles d’identité : les relations de guichet pour déposer une plainte ou le recueil de témoignages à l’occasion d’une affaire judiciaire sont aussi évoqués, ainsi que les émeutes (sujet de la capsule vidéo éponyme réalisée à Corbeil-Essonnes) et les perquisitions ou arrestations au domicile. Ces interactions peuvent être le support de provocations, d’insultes, voire d’interventions violentes. Comment les jeunes interprètent-ils ces comportements policiers, ainsi que la surattention dont ils sont l’objet ? Pour une jeune de Paris 18e, de telles pratiques apparaissent clairement discriminatoires. Mais les termes de discrimination, de contrôle au faciès ou encore de violences policières, dont l’existence est pourtant attestée par de nombreuses recherches, sont rarement employés de manière explicite. Les jeunes interrogés parlent plus volontiers des activités illégales qui prennent place dans leur quartier, des (mauvaises) fréquentations ou encore du rôle d’un look « cité » (survêtement, capuche) qui attirent sur eux l’attention de la police. Ces interactions, par ailleurs, sont loin de déboucher systématiquement sur un sentiment d’injustice. Sans doute faut-il y voir un effet de la banalisation de ces comportements policiers qui font partie du paysage social et de l’expérience quotidienne des jeunes. Passer du constat à la dénonciation a par ailleurs un coût, dans un rapport de force très inégal, où les jeunes se trouvent souvent confrontés individuellement à la violence de l’institution, avec peu de moyens et de relais pour réagir, si ce n’est sous la forme de révoltes ponctuelles.

 

La police comme force légitime

Enfin, une petite majorité des jeunes perçoit la police comme une force protectrice ou du moins comme une institution avec laquelle il est possible de dialoguer. Loin de rejeter l’institution, ces jeunes estiment que les policiers font leur travail, acceptent leur présence, voire s’adressent à eux en cas de problème ou dans des affaires d’agression. Certains et certaines vont même jusqu’à évoquer une envie de faire carrière dans le domaine pénal. Est-ce le fait d’avoir des interactions sortant du cadre des contrôles d’identité qui conduit à percevoir la police comme force protectrice ? Ou bien est-ce le fait de la percevoir comme une force protectrice qui conduit à faire appel à elle ? L’expérience personnelle apparaît de fait jouer un rôle important dans la perception que l’on peut avoir de l’institution policière. Ainsi, parmi les jeunes qui la considèrent positivement, peu ont fait l’expérience personnelle de violences, d’insultes ou même de comportements jugés irrespectueux. La plupart évoquent un éventail limité d’interactions qui se sont bien déroulées, voire n’ont jamais impliqué des policiers. Une expérience positive ou inexistante avec la police conditionne ainsi un rapport apaisé avec les forces de l’ordre. Si la fréquence des contrôles d’identité joue, c’est surtout le comportement des policiers lors de ces échanges qui conduit à accepter ou rejeter l’institution.

Cette perception positive de l’institution policière n’empêche pas la critique. Si la police en tant qu’institution est perçue comme une force protectrice, elle n’est pas pour autant parfaite aux yeux des jeunes. Mais les déviances policières sont perçues comme d’ordre individuel plutôt que systémique, ou se trouvent renvoyées à des unités spécifiques comme les BAC. Le comportement des « mauvais policiers » est aussi vu comme résultant d’une formation insuffisante ou de l’accueil hostile qui leur est réservé lors des patrouilles.

 

La police comme force d’oppression

À l’inverse, faire l’expérience de provocations, de violences, d’insultes ou de comportements agressifs de la part de policiers tend à favoriser un rapport beaucoup plus conflictuel à l’institution. Les expériences par procuration et les réseaux sociaux jouent aussi un rôle non négligeable dans ce processus de conflictualisation qui conduit à envisager la police comme une force d’oppression.

Ces discours mettent en avant l’omniprésence de la police dans les quartiers populaires, et des interventions qui sont davantage perçues comme un problème que comme une solution. Cette perception négative s’est sans doute renforcée au cours de l’année 2020, les réseaux sociaux et les médias s’étant largement fait l’écho des violences policières commises durant le confinement. L’arbitraire et l’impunité des déviances policières sont alors souvent mis en avant. Au-delà des interactions avec les policiers au sein de leur quartier, un certain nombre de jeunes ont pu également être témoins ou être confrontés personnellement à des interactions négatives avec la police dans d’autres espaces, par exemple en participant à des manifestations à Paris, lors de blocus de leur lycée, ou encore comme observateurs attentifs du mouvement des Gilets jaunes. Les pratiques de maintien de l’ordre sont alors synonymes d’entrave au droit d’expression des citoyens.

Les révoltes, comme celles qui ont fait suite à la mort de Zyed et Bouna, apparaissent aux yeux d’un certain nombre de jeunes comme un mode de protestation légitime, qui fait des espaces publics périphériques la caisse de résonance de leur colère et de leur sentiment d’injustice. Loin de l’éloignement par rapport au politique qui est souvent associé aux quartiers populaires, ces événements peuvent apparaître pour certains comme des formes de politisation.

Les expériences des jeunes avec la police varient selon les profils des individus et pèsent sur leur appréhension de l’institution. S’ils ont bien conscience de faire l’objet d’une attention spécifique de la part de la police, ce ciblage leur apparaît cependant difficile à interpréter faute d’arène publique stabilisée autour de ces enjeux, même si l’air du temps apparaît sans doute favorable à une politisation accrue de la question. Dans tous les cas, le déroulement des interactions concrètes joue un rôle décisif dans les catégorisations ordinaires de la police : plus ces interactions se déroulent de manière respectueuse et conforme au droit, plus les jeunes tendent à envisager la police comme une force protectrice ou une institution face à laquelle on peut se « débrouiller » pour faire valoir ses droits. À l’inverse, plus ils sont confrontés à des traitements discriminatoires ou stigmatisants, plus ils tendent à développer une vision de la police comme force de domination. Chaque manquement à la déontologie apparaît de la sorte avoir des effets démultiplicateurs sur les relations entre la police et les jeunes. Ce constat confirme bien les résultats de travaux sur les classes populaires et les relations de guichet, qui montrent comment les relations concrètes (qui varient selon les caractéristiques individuelles) contribuent à modeler les représentations à l’égard des institutions. Comment, à partir de ce constat, faire droit à la demande de respect et d’égalité qui ressort des échanges avec les jeunes ?