Les mots

Religion

Au nom de la « laïcité »

Manar Ben Amor
22 ans - Nanterre

« La laïcité, ce n’est pas le rejet de toutes les religions mais c’est au contraire l’acceptation de toutes les religions. »

L’été dernier, j’ai voulu travailler pour gagner un peu d’argent et passer mon permis cette année. Je cherchais un job d’été, serveuse par exemple, ou animatrice dans un centre de loisirs. Je suis une personne qui ne peut pas ne rien faire. Je travaille depuis la quatrième en parallèle de mes cours, mais c’était toujours dans un cercle hyper-protecteur, par mon réseau. J’ai toujours rapidement trouvé un travail de cette manière.
            Je ne voulais en aucun cas enlever mon voile pour travailler. Mon voile, c’est une partie de moi. Ce que je ne veux pas, c’est l’enlever juste pour me conformer à la définition de la laïcité de certains, quand ce n’est pas celle qui est prévue par la loi. J’ai postulé un peu partout. Tout le monde m’a appelée, j’ai eu un entretien avec beaucoup, de par les études que j’ai pu faire et parce que j’avais déjà travaillé auparavant. Personne ne m’a prise. À la fin des deux mois, j’ai constaté que beaucoup d’injustices pouvaient être faites aux personnes dans ma situation.
            J’avais en effet postulé dans un centre de loisirs. Le directeur était un ancien animateur, avec qui j’avais un vrai lien étant petite. Je le connais depuis que je suis petite. Il connaît ma mère, ma sœur, et même en dehors du centre de loisirs on se croisait de temps en temps parce qu’on faisait les courses au même endroit.
            Il m’a fait passer trois entretiens. Pour ces trois entretiens, je me suis présentée telle que je suis, avec mon foulard. Les entretiens devaient porter sur l’organisation, comment ça allait se passer, les valeurs du centre de loisirs… Mais pendant ces trois entretiens qui duraient plus d’une heure à chaque fois, on parlait de mon voile. Tous nos sujets de conversation tournaient autour de la pratique de la religion musulmane, et en particulier autour du port du voile. Lui, il me demandait carrément d’enlever mon voile. Moi je voulais le garder tel que je le mettais habituellement. Mais je faisais tout de même un pas vers lui et vers l’ensemble de la structure, en proposant de le mettre un peu autrement. Quand j’ai vu que le premier entretien tournait autour de ça, je me suis renseignée sur mes droits et mes devoirs, sur la législation concernant les personnes qui travaillent auprès des enfants ou au sein de la mairie. Il était dit que porter un turban était accepté. Je lui ai donc amené ces textes, et je lui ai expliqué qu’en tant que citoyenne éclairée, je m’étais renseignée. Ça l’a fait rire, il s’est moqué de moi. Je me rappelle également qu’il disait sans cesse que ça ne venait pas de lui mais de ses supérieurs. Comme par hasard, même si je ne crois pas au hasard, on a croisé sa supérieure en sortant de notre dernier entretien. Il l’a interrogée devant moi, en lui posant des questions orientées, de telle sorte qu’elle réponde ce qu’il attendait. C’était hyper-gênant. C’est comme si toi, tu avais un pantalon rouge que tu aimes beaucoup parce qu’il a une place particulière dans ton histoire, qu’il représente quelque chose pour toi, que tu viens à un entretien et qu’on te dit « non, on bannit le pantalon rouge ici », qu’on ramène le supérieur de la personne qui te dit ça et que lui te dit « regarde elle a un pantalon rouge, regarde ce qu’elle fait ». C’est hyper-intime finalement, et c’était hyper-gênant. Il a instauré un rapport de force qui disait : « il y a nous deux contre toi, et on te juge, et on te dit que c’est toi le problème ». Finalement il m’a dit : « d’accord tu es prise, viens ce jour à telle heure, sans ton voile ». Le mec hyper-buté. Je n’ai rien répondu. Je ne l’ai pas du tout mal vécu, mais ça m’a amenée à beaucoup réfléchir sur ce que ça signifiait, sur ce que cet épisode avait mis en évidence au-delà de ma propre personne.
            J’ai été hyper-compréhensive, hyper-patiente, à mon sens. Il faudrait peut-être l’interroger sur cette situation pour savoir ce qu’il en est de son côté. Pour moi, c’était une espèce de concentration d’injustices qui touche beaucoup d’entre nous. Quand je dis « nous », je parle de la communauté musulmane, et en particulier des filles et des femmes musulmanes. Il y a trop de personnes pour qui il y a forcément d’un côté les musulmans et de l’autre côté les Français, alors qu’on peut être musulman et Français, comme chrétien et Français, comme juif et Français. Je n’avais jamais eu affaire à de la discrimination. C’est bizarre, mais je n’avais jamais eu affaire à de la discrimination, peut-être parce que j’avais surtout été jusque-là avec des personnes qui me ressemblent – et par là je ne veux pas dire uniquement des personnes de la communauté musulmane. Mais là, le fait qu’il y ait une relation antérieure, comme il était mon animateur quand j’étais petite… Mon incompréhension était d’autant plus forte qu’il est musulman, et que je ne pensais pas qu’un musulman aurait pu me tenir ce discours. Il y a différents musulmans, il y en a qui pratiquent avec rigueur, d’autres qui pratiquent à leur manière. Je ressentais d’autant plus fortement l’injustice que je me sentais hyper-compétente pour assumer ce que je devais faire au centre de loisirs.
            À la fin, je ne luttais même plus pour moi. Je luttais parce que je me suis dit que s’il y avait d’autres filles qui passaient derrière moi avec cette même personne, je ne voulais pas qu’elles se trouvent dans ce genre de situation. J’étais juste en colère, dans le sens où il n’avait pas à faire ça finalement. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas allée au bout de la procédure, c’est-à-dire, pas forcément porter plainte, mais faire intervenir des tiers. En fait, je pense que c’est le quotidien qui m’a rattrapée.
            La laïcité, ce n’est pas le rejet de toutes les religions mais c’est au contraire l’acceptation de toutes les religions. L’une de nos valeurs en tant que Français c’est quand même la fraternité. La liberté également. On pointe tout le temps du doigt les gens en disant : « ils n’acceptent pas notre manière de faire, notre manière d’être ». Mais qu’est-ce qu’il en est vraiment dans les textes qui nous rassemblent tous, d’un point de vue juridique ? De fil en aiguille, j’en ai parlé dans des cercles d’engagement, associatifs notamment. De fil en aiguille, je suis rentrée dans des cercles où on parlait de l’entreprenariat. Hier, j’avais une formation dans laquelle le formateur parlait de la confiance en soi d’un point de vue entrepreneurial. Il disait que le fait d’entreprendre ça commence toujours par un truc. Je n’ai plus les termes exacts, mais en gros, par une colère interne, par quelque chose qui ne nous satisfait pas. L’épisode que je viens de raconter a certainement été un élément qui m’a amenée à m’engager, auquel s’ajoutent d’autres valeurs qui m’animent au quotidien. J’ai aussi réalisé que le cadre de l’entrepreneuriat me correspondait totalement. C’est une manière d’agir. Si on est dans une démarche d’amélioration de la société, soit on rentre dans le milieu associatif, soit on rentre dans l’entreprenariat, soit on rentre dans l’engagement de manière générale. Je suis rentrée dans l’entreprenariat par cette logique et ce cheminement. Dans mon aventure entrepreneuriale, le fait de faire un projet pour tous, c’est ma manière de rassembler les rangs, d’unir.