Les mots

Religion

Les cheminements du temps de la jeunesse : la construction de la pratique religieuse de jeunes musulman·es

Christine Bellavoine
Sociologue
Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation
Zelda Touchard
Sciences de l'éducation

Article mettant en lumière le passage d'une religion familiale à une religion choisie.

La période de la jeunesse correspond à une autonomisation des pratiques religieuses des jeunes : c’est à ce passage d’une religion familiale à une religion choisie, de l’intériorité, telle que le nomme Danièle Hervieu-Léger, que nous souhaitons nous intéresser ici. Parmi les jeunes avec lesquels nous avons travaillé, près de 86 % se déclarent d’une religion. Parmi eux, plus de 85 % se déclarent musulmans ; c’est pourquoi notre propos sera ici centré sur ces jeunes musulman·es. Nous mettrons l’accent sur la manière dont la religion musulmane transmise par la famille est revisitée au cours d’un cheminement qui, en étant le propre de chaque religion, correspond à une évolution plus générale de la religiosité moderne, dans laquelle chacun·e entretient son propre rapport à Dieu et répond individuellement de ses pratiques devant Dieu. Les effets des discriminations sur la pratique religieuse et la manière dont celle-ci marque leur rapport à l’histoire ou peut conduire à des formes d’engagement ne sont pas abordés ici mais figurent dans d’autres notices.

 

Se mettre à la religion

L’appropriation personnelle de la religion, décrite par de nombreux jeunes comme le fait de « se mettre à la religion », passe notamment par l’approfondissement des connaissances : s’informer, apprendre, s’intéresser, parfois sur un mode scolaire, en lisant des livres, mais aussi en faisant des recherches sur internet, en regardant des vidéos en ligne, en suivant des cours notamment par WhatsApp. À l’instar de l’enquête réalisée par Hervé Flanquart auprès de jeunes musulmanes, il ne s’agit pas ici d’opposer une religion savante pratiquée par les jeunes contre la religion ritualisée des parents. Peu font état d’une recherche réellement approfondie portée sur les textes. Il s’agit plutôt de nourrir un questionnement, et de combiner ce qui faisait partie des pratiques « naturelles » des familles, avec ce qui est attendu (prescriptions) et les expériences et les étapes singulières de cette période de la jeunesse. Ainsi, la plupart des jeunes disent ne pas se sentir encore « prêt

Certain·es ne prient pas, quand d'autres s'arrangent avec cette prescription, en ne réalisant pas les prières à l'heure prévue par exemple.

» à adopter l’ensemble des pratiques et les comportements recommandés, comme nous le verrons ci-après. Cela renvoie à l’indécision du temps de la jeunesse, à ce temps de recherche, qui autorise certains arrangements avec les règles de conduite, voire certaines expériences transgressives. Mais cela renvoie aussi à l’honnêteté et au libre choix attendu des adeptes, qui se réalise également dans une négociation avec les règles transmises par la famille, la communauté religieuse et les différents réseaux de sociabilité dans lesquels évoluent les jeunes.

Ainsi, si le ramadan reste une pratique suivie par la quasi-totalité des jeunes musulman·es qui ont participé à la recherche, il en va autrement de la prière. Certain·es ne prient pas, quand d’autres s’arrangent avec cette prescription, en ne réalisant pas les prières à l’heure prévue par exemple. Pour autant, prier, comme respecter le rythme de la prière, se pose comme une discipline intérieure à atteindre. Une jeune d’Aubervilliers raconte par exemple les conflits intérieurs qu’elle traverse lorsqu’à l’heure de la prière elle préfère continuer à regarder la télévision. L’observance des règles alimentaires est également très diversement appréciée. Ne pas manger de porc relève d’un socle commun, intériorisé par les pratiques familiales. Manger ou ne pas manger halal relève autant du choix assumé que d’une démarche pragmatique au vu de sa faisabilité concrète. Ainsi, une jeune de Nanterre raconte qu’elle n’a pas mangé halal lors d’un voyage de groupe aux États-Unis, au risque de ne pas pouvoir se nourrir suffisamment. Plus généralement, les pratiques transgressives liées à la sociabilité du groupe de pairs sont très inégalement décrites par les jeunes. Si quelques-un·es mettent en avant leur discipline globale, beaucoup évoquent des écarts partagés dans cette période : boire de l’alcool, fumer (en particulier la chicha), écouter de la musique. Il·elles rappellent chaque fois leur connaissance de l’interdit et le dilemme moral qui en résulte lorsqu’il·elles ne s’y conforment pas, mais disent ne pas se sentir encore prêt·es. Respecter les prescrits religieux au quotidien dépend bien souvent de ce qui est ou non toléré au sein du groupe de pairs. Cela relève aussi d’une discipline de soi dont l’acquisition fait partie de l’objectif visé par les jeunes. La pratique religieuse révèle la moralité et la spiritualité dont on fait preuve et est aussi le chemin pour y parvenir. Si les interrogations et les entorses sont également abordées par les filles et les garçons, elles ne le sont pas exactement de la même façon. Par exemple, si tou·tes intègrent la pratique de la prière comme essentielle, les premières semblent moins accorder d’importance aux transgressions y afférant, notamment à la ponctualité. Autre différence notable, aucune fille ne parle d’entorses relatives à la consommation d’alcool ou de tabac ; cette transgression d’une norme religieuse relève d’une norme de comportement genrée bien intégrée.

 

Le mariage et le port du voile

Si le libre choix de chacun de pratiquer sa religion est communément partagé, il n’est pas dénué de contraintes. L’étape du mariage est emblématique des arbitrages à mener entre choix individuel et maintien des liens familiaux, en particulier pour les filles. L’intégration de la nécessité de se marier, et de se marier avec un homme musulman, affecte directement leur sociabilité amoureuse. Une jeune de Pantin explique qu’elle est davantage attirée par des « Blancs » (non musulmans), et raconte les stratégies d’évitement qu’elle met en œuvre pour ne pas prendre le risque de tomber amoureuse d’un Blanc. D’autres disent pouvoir fréquenter voire tomber amoureuses d’un garçon non musulman mais expliquent que la conversion du garçon sera nécessaire pour envisager le mariage. Certaines sont marquées par des histoires de transgression qui ont conduit à des ruptures familiales, au rejet par sa famille de la jeune femme mariée à un non-musulman. À cela s’ajoute pour certaines l’obligation de se marier avec un garçon de la même origine ou, plus rarement, de la même caste. Épouser une femme musulmane est beaucoup moins ressenti comme une obligation chez les garçons. Ils savent que, d’après la religion, ils ont « le droit » de se marier avec une femme non musulmane : selon la tradition, ce sont les hommes et non les femmes qui transmettent la religion.

Ils n’en restent pas moins animés par les mêmes loyautés familiales et beaucoup d’entre eux, tout comme les filles, pensent que les valeurs religieuses partagées au sein de leur couple seront gage d’une vie conjugale durable et faciliteront l’éducation des enfants. Peu de filles parmi celles avec lesquelles nous avons mené la recherche sont voilées. Pour ces dernières, se mettre à porter le voile apparaît comme un marqueur essentiel des arbitrages à opérer. Différents facteurs entrent en jeu dans cette équation complexe : les attendus familiaux, le parcours de formation, la projection professionnelle, résidentielle, familiale, mais également le contexte national de la France et la possibilité ou non d’exprimer sa religiosité. Très peu disent qu’elles ne se voileront pas, mais le voile constitue pour la plupart un horizon lointain qui correspond lui aussi à l’aboutissement d’une trajectoire spirituelle personnelle. Cela les autorise à différer le moment de se voiler et leur permet notamment de vivre ce temps de la jeunesse sans les interdits et les contraintes qui sont liés au port du voile. La question de l’habillement est centrale dans leur argumentation : renoncer à « être coquette », se « faire des mèches », se maquiller, porter des tenues légères (des robes, des débardeurs, des décolletés), se mettre en maillot de bain… Celle des relations avec les garçons et de la sociabilité amoureuse (flirter, avoir un copain) est également mise en avant comme un renoncement qu’elles ne se sentent pas prêtes à assumer aujourd’hui. Le moment où elles commenceront à porter le voile correspond dès lors pour elles à la fin de leur jeunesse. Certaines déclarent ainsi qu’elles porteront le voile quand elles seront mariées, quand elles auront des enfants, ou, de manière plus indéfinie, quand elles seront « vieilles ». Le contexte français constitue également pour certaines un argument central pour différer le port du voile, en lien avec les débats sur la laïcité et des controverses autour du port du voile. Si beaucoup des quartiers populaires dans lesquels les jeunes habitent sont des quartiers où l’importance du contexte de migration rend la pratique de la religion ordinaire (sociabilité, commerces, présence de lieux de cultes…), l’expérience du regard sur les femmes voilées hors de leur quartier les dissuade. Une jeune de Villeneuve-la-Garenne explique qu’elle ne se sent pas assez courageuse, qu’elle n’est pas prête à se faire dévisager voire agresser. Elles sont également plusieurs à ne pas savoir si elles seront en mesure de concilier leurs aspirations d’études et professionnelles avec le port du voile. Certaines estiment ainsi qu’elles porteraient déjà le voile si elles habitaient dans un autre pays, et se projettent parfois dans l’avenir, dans un horizon plus ou moins lointain à l’étranger, dans leur pays d’origine, ou plus généralement dans un pays musulman, ou encore dans un pays anglo-saxon avec une tradition multiculturelle.

La transformation d’une pratique rituelle organisée au sein de la famille vers une pratique individualisée mobilise le registre de l’appropriation d’impératifs moraux à acquérir qui se matérialisent dans des pratiques assumées. Elle représente aussi la projection d’une amélioration de soi globale, articulant un axe spirituel, moral et l’impératif moderne de la réalisation de soi. Une pratique peu rigoureuse s’associe ainsi pour certains à une situation de « laisser-aller » général qui s’inscrit souvent dans un moment de leur vie globalement difficile. Un rapprochement est alors fait entre la difficulté de prendre en charge sa pratique religieuse et la difficulté de prendre en charge sa situation de manière générale. Dans ce jugement global de soi, l’observance religieuse est aussi le chemin qui permet de se « laver », de se sentir mieux. Cette période de l’incertitude peut cependant durer très longtemps et l’horizon s’éloigner à mesure que l’on avance, à l’instar d’une période de jeunesse supposée atterrir sur une stabilité globale en termes professionnel et matrimonial. Les écarts avec cet idéal d’une pratique religieuse relevant d’une discipline de soi peuvent alors contribuer pour certain·es à un sentiment de malaise, voire d’échec.

 

Mosquée - Nanterre

Mosquée - Nanterre

Extérieur de la mosquée Okba Ibn Nafaa, quartier du Petit-Nanterre, Nanterre.