Les mots

Engagement

Des engagements pluriels et concrets

Marie-Hélène Bacqué
Sociologue
Emmanuel Bellanger
Historien
Hélène Hatzfeld
Politiste
Bénédicte Madelin
Coord. nationale Pas sans Nous

Les engagements des jeunes de quartiers populaires expriment avec acuité leurs envies de contribuer, d’initier, de peser sur.

Que représente l’engagement social et politique pour les jeunes des quartiers populaires ? Leurs expériences de ce point de vue se différencient-elles de celles des générations précédentes ou de la jeunesse en général ? Quelles sont les valeurs et les formes de sociabilité qui les unissent et les motivations qui les poussent à s’engager ?

Les engagements des jeunes des quartiers populaires n’expriment ni des représentations ni des comportements uniformes, ils sont pluriels ; ils partagent des caractéristiques avec ceux d’autres jeunes et adultes d’aujourd’hui. Mais la spécificité de leur vécu, la stigmatisation des territoires dans lesquels ils et elles vivent, leur conscience, plus ou moins structurée, des inégalités et des discriminations leur confèrent une singularité. Ils prennent sens dans un contexte général : celui de l’effacement des grands récits transformateurs, de l’affaiblissement de la démocratie représentative, en particulier dans les villes populaires, qu’indique la poussée continue de l’abstention, liée à une méfiance vis-à-vis du système partidaire et de la politique politicienne. Ces engagements se distinguent ainsi par la signification et par l’acuité que ces jeunes leur donnent.

Agir efficacement pour des résultats concrets

L’exigence d’action et d’efficacité visibles est particulièrement forte chez les jeunes des quartiers populaires. Elle s’exerce sur des enjeux qui les concernent par leur proximité, par une sensibilité aux injustices, par un intérêt pour l’altérité. Les jeunes peuvent se mobiliser tout aussi bien pour défendre l’égalité dans la scolarité quand ils et elles luttent par exemple contre la réforme du bac et la mise en œuvre de Parcoursup, pour l’accueil des réfugiés et la mise en acte de la solidarité et de valeurs humanitaires ici et ailleurs, quand ils et elles organisent des maraudes à Paris, des distributions alimentaires pendant le confinement, des chantiers en Afrique, ou encadrent les petit·es du quartier pour faire en sorte qu’ils et elles évitent des parcours de délinquance. Ces actions témoignent d’une conscience sociale, humanitaire et politique. Mais peu de jeunes impliqué·es dans cette recherche ont par exemple participé aux mobilisations lycéennes pour le climat. Cette différence est la marque des écarts sociaux dans la façon d’appréhender les possibilités de transformation sociale et le rôle que peuvent y jouer les individus. Les causes sur lesquelles les jeunes se mobilisent le plus indiquent aussi un rapport au temps particulier qui est celui de la jeunesse : il ne s’agit pas de s’inscrire dans la durée, d’avoir prise sur l’avenir, mais de mener une action dont l’efficacité se mesure à la visibilité rapide du résultat et à la connaissance qui en est diffusée. La diffusion sur les réseaux sociaux est conçue comme la preuve nécessaire de l’efficacité et du sens de l’action menée.

Les actions dans lesquelles les jeunes des quartiers populaires s’investissent permettent également un renversement de stigmates. Elles valorisent des savoir-faire (organiser une maraude, faire la cuisine, monter soi-même une association…) dans des contextes où ils et elles sont dévalorisé·es (notamment par l’école). Ces engagements sont une façon de revendiquer le droit d’exister socialement. C’est d’autant plus vif pour des jeunes qui ressentent de plein fouet l’écart entre les espoirs d’accès à des professions et des modes de vie désirables et les blocages auxquels ils et elles s’affrontent.

S’inscrire dans une histoire familiale et sociale

La diversité des expériences et parcours d’engagement des jeunes fait intervenir l’histoire familiale – le fait d’avoir ou non des parents engagés, des frères ou sœurs mobilisé·es – l’histoire des quartiers populaires et celle des migrations. C’est, par exemple, un jeune de Vert-Saint-Denis qui raconte que son père, algérien, n’a jamais eu la parole en France ou un jeune de Clichy-sous-Bois qui suit avec passion les mobilisations en Algérie en 2019.

Certaines formes d’engagement, que l’on qualifie généralement d’humanitaires ou de caritatives, peuvent aussi se comprendre comme des dons en retour. En participant à l’aide aux devoirs ou à l’organisation de vacances pour les familles, comme à Clichy-sous-Bois, les jeunes donnent ce dont ils ou elles ont bénéficié précédemment, en tant qu’élèves ou avec leurs familles : l’attention, la confiance, le plaisir de la découverte de nouveaux lieux… Ce déplacement dans les positions est un élément important de leur socialisation.

On peut aussi faire l’hypothèse d’une transmission de valeurs culturelles et religieuses liées à l’islam, celui-ci faisant de différentes sortes de don une obligation. Cette relation est médiée par des exemples familiaux ou associatifs. La solidarité tient aussi au sentiment de domination sociale et aux discriminations subies quotidiennement : les situations vécues par des personnes ou des populations opprimées les rapprochent des jeunes et de leur vécu personnel.

Ces engagements peuvent être pour partie réinvestis et amorcer une insertion professionnelle. Il s’agit alors d’un choix mais aussi de l’adaptation à une exigence telle que faire figurer une expérience sur un CV pour trouver un emploi ou simplement trouver une occupation. La participation à des associations d’animation en tant que bénévole ou stagiaire peut ainsi préparer une professionnalisation vers les fonctions d’animateur·rice ou d’éducateur·rice. Les actions proposées par des structures jeunesse et associatives jouent un rôle important en ce sens. C’est souvent dans ces moments de prise en charge, de « prise de lead », que le passage de « jeune » à celui de « professionnel·le » de la jeunesse s’opère par une responsabilisation progressive. Les grand·es remplissent alors le vide laissé par l’éclatement de l’ancien tissu d’encadrement des villes ouvrières. Les réseaux amicaux et les réseaux sociaux participent à la diffusion des actions collectives, à la constitution de groupes à durée et à géométrie variables : on s’inscrit sur une maraude par WhatsApp ponctuellement, sans engagement à long terme. Ces réseaux et associations apportent une dimension déterminante de l’engagement : à la fois le partage d’une aventure commune et le plaisir d’être ensemble, de faire, de donner, parfois de se mettre en scène et de contribuer à une autre image des « jeunes des quartiers ».

Les engagements des jeunes de quartiers populaires expriment ainsi avec acuité leurs envies de contribuer, d’initier, de peser sur. En cela, ces jeunes ne diffèrent sans doute pas des jeunes vivant dans d’autres quartiers ou appartenant à d’autres milieux sociaux. Il en est de même de leur volonté de garder leur liberté d’agir, de réagir, sans pour autant avoir à s’en expliquer et de leur rejet de toute manipulation. Leurs engagements se développent à la fois tout près, dans le quartier et dans la ville, entre territoires de banlieue et sur des problématiques internationales telles celles du développement et des migrations, trait d’union entre l’histoire familiale et l’expérience du quotidien. Ils sont fluides, multi-situés, renvoient à plusieurs collectifs ou réseaux d’échanges, plusieurs espaces réels ou virtuels, prennent la forme de projets ou d’activités ponctuels, ce qui explique sans doute que les jeunes ne les classent pas dans la catégorie de l’engagement. Ils témoignent pour autant d’une conscience sociale, humanitaire et politique, et de façon plus marginale, écologique.

Action de solidarité à laquelle ont participé des jeunes de Pantin pendant le confinement

Action de solidarité à laquelle ont participé des jeunes de Pantin pendant le confinement