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Origines

Le rapport des jeunes au pays d’origine

Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation

« Les jeunes livrent leur rapport à leur pays d’origine ou à celui de leurs parents. »

Les trajectoires familiales et personnelles des jeunes qui ont participé à la recherche sont très majoritairement marquées par une histoire d’immigration. La plupart d’entre eux sont nés en France (86 %) mais ont au moins un parent ou un grand-parent immigré (90 %). Ces origines sont très diverses : la majorité vient du Maghreb et d’Afrique subsaharienne mais d’autres origines sont représentées (Égypte, Turquie, Chili, Russie, Serbie, Monténégro, Antilles…). Certain·es ont des parents de deux origines différentes. Nous proposons ici de donner quelques éléments sur ce que les jeunes livrent de leur rapport à leur pays d’origine ou à celui de leurs parents.

 

Un lien culturel

Ce rapport est d’abord culturel, marqué par la transmission de coutumes, de règles et de valeurs au sein de la famille, souvent en lien avec la religion. Il est également marqué par la transmission de la langue, même si c’est de manière très inégale : alors que certain·es parlent couramment la langue de leurs parents, qu’ils ont appris au sein du foyer dès la naissance, d’autres n’ont que quelques notions. Une jeune de Pantin explique que ses parents ne lui ont pas appris leur langue quand elle était petite, pour qu’elle apprenne rapidement le français. Aujourd’hui, elle leur en veut de ne pas lui avoir transmis cette langue, notamment parce que cela l’empêche de se comprendre avec sa famille restée au pays. Avoir toujours besoin d’un interprète dans les échanges la rend triste. Elle veut suivre des cours pour apprendre. Pour les jeunes dont les parents parlent deux langues différentes, l’apprentissage de l’une l’a le plus souvent emporté sur l’autre, ce qu’ils regrettent.

Au quotidien, le lien s’incarne dans les échanges que certains ont régulièrement avec leur famille installée en région parisienne, mais aussi via les médias sociaux avec de la famille ou des amis qui vivent dans le pays d’origine. Il s’incarne aussi dans les histoires que certains parents, peu nombreux, racontent à leurs enfants de leur vie « là-bas ». Mais très peu disent parler avec leurs parents ou des membres de leur famille de leur vie avant d’arriver en France, soit que les un·es et les autres ne souhaitent pas répondre aux questions des jeunes, souvent du fait d’histoires migratoires marquées par la violence, soit parce que les jeunes ne le demandent pas.

Quelques jeunes suivent l’actualité du pays d’origine ou s’intéressent à son histoire. La fierté des origines est également mise ponctuellement en avant lors des matchs de foot, les jeunes supportant d’abord l’équipe de leur pays d’origine. Le lien au pays d’origine est également prégnant pour certains dans leurs engagements humanitaires. 

Avoir un pays d’origine différent de la France, avoir grandi avec des parents ou des grands-parents venus d’ailleurs constitue alors pour eux une richesse et une ouverture au monde certaine.

Pour tous, le fait d’avoir un pays d’origine, de pouvoir se dire à la fois de France et d’ailleurs constitue une fierté. Un jeune de Paris explique que c’est un plus d’avoir deux « chez-soi », l’un en France et l’autre « au bled ». Il est également fier de pouvoir s’exprimer en arabe car cela lui permet d’être à l’aise dans les multiples pays dans lesquels vivent des arabophones.

 

Un lieu de séjour ponctuel

Pour les jeunes dont les parents sont originaires du Maghreb, le rapport au pays d’origine est pour la plupart marqué par les vacances passées « au bled », lorsqu’ils étaient enfants. Pour beaucoup, le bled a constitué l’unique destination de vacances pendant des années, mais quelques-uns ont eu l’occasion de partir ailleurs, notamment lors de séjours encadrés par des structures jeunesse. Si ces vacances constituent des souvenirs précieux, elles semblent appartenir au temps de l’enfance et de l’adolescence. À partir d’un certain âge, nombre de jeunes préfèrent, autant que possible, ne plus y aller pour satisfaire des envies de voyager ailleurs et d’explorer d’autres destinations, entre amis. Beaucoup disent avoir envie de voir « autre chose ». Le « bled » est ainsi raconté comme un lieu paradisiaque pour les enfants, qui devient ennuyeux au temps de la jeunesse. Une jeune de Corbeil-Essonnes explique qu’elle a passé deux mois l’année précédente au bled, en Tunisie, et que ce séjour lui a paru très long. Elle préférait toutefois y aller que de passer deux mois seule, sans ses parents et ses frères et sœurs. Néanmoins, la possibilité de partir en vacances ailleurs implique de pouvoir partir sans ses parents, et ce sont davantage les garçons que les filles qui peuvent le faire.

Les filles justifient davantage leur volonté de ne pas se rendre au bled par le souhait de profiter de l’été pour travailler et gagner un peu d’argent. Plusieurs continuent ainsi à s’y rendre, mais sans que cela ne soit vraiment désiré. Ce phénomène n’est pas spécifique à ces jeunes, dans la mesure où c’est généralement à cet âge de la vie que les enfants ne souhaitent plus accompagner leurs parents, ou se rendre chez leurs grands-parents pour les vacances scolaires. Dans le cas du bled, des raisons spécifiques sont néanmoins mobilisées par les jeunes pour justifier leur souhait de ne plus s’y rendre. Certaines filles évoquent la contrainte de genre qui pèse sur elles. Elles expliquent qu’en grandissant, elles ne peuvent plus se vêtir légèrement ou se mettre en maillot de bain et que l’attrait premier des vacances au bled, sortir, profiter de la plage – quand le bled est proche de la mer – et du beau temps, disparaît. Les filles sont ainsi contraintes de passer davantage de temps à la maison, avec les femmes de la famille. Lorsque les jeunes cessent de se rendre au bled ou ne s’y rendent que très rarement, le lien d’appartenance est alors symbolique et affectif. L’attachement reste pour autant très fort dans leurs discours, et ils sont nombreux à en parler comme d’un port d’attache, un lieu où ils seront toujours chez eux, où ils pourront se rendre pour « se ressourcer » selon un terme régulièrement employé.

Pour les garçons, le bled peut constituer un lieu de séjour forcé, où ils sont envoyés par leurs parents dans une visée de recadrage éducatif. Un jeune de Clichy a ainsi passé un an au bled parce qu’il avait « des soucis ». Un jeune de Corbeil-Essonnes explique qu’il a été envoyé au Sénégal parce qu’il avait « fait le con ». D’après lui, ce séjour lui a permis de réfléchir et l’a conduit à renouer avec sa famille et ses origines.

 

Un ailleurs lointain, non désiré

Les séjours dans le pays d’origine sont beaucoup moins réguliers voire complètement absents pour les jeunes originaires d’Afrique subsaharienne, ce qui s’explique la plupart du temps d’après les jeunes, par le coût important du voyage. Certains s’en satisfont très bien. Plusieurs filles, dont les familles restées au pays habitent dans des villages, en milieu rural, n’aspirent pas à passer du temps dans ces lieux qu’elles considèrent éloignés des modes de vie occidentaux, peu « avancés » ou peu « développés » pour reprendre des termes souvent utilisés. Le caractère rural du bled, incarné tour à tour par la présence de nombreux animaux domestiques (les poules mais aussi les moutons) et sauvages (les serpents), par les maisons en argile, par les rues non goudronnées, présente pour nombre d’entre eux un aspect repoussoir. Une jeune fille d’Aubervilliers qualifie ainsi le bled de brousse et le décrit comme un lieu envahi de poules, qui lui font peur et la dégoûtent. Plusieurs parlent de l’eau qui a là-bas un drôle de goût et rend malade.

Pour certains jeunes, le départ des parents ou des jeunes eux-mêmes a pu être marqué par la violence (guerre, coup d’État, persécutions…). Le retour, même ponctuel, dans le pays qui a violemment rejeté parents et parfois enfants au risque de leurs vies, est impossible ou non souhaité. La référence à ces pays au quotidien, dans les échanges entre les jeunes et leurs parents, est aussi, sans surprise, beaucoup moins paisible que pour ceux qui retournent régulièrement « au pays ». La volonté de s’installer « au pays », plus tard, n’est que très peu présente chez les jeunes, quelles que soient les origines, à la différence de leurs parents qui ont souvent le souhait d’y retourner quand ils seront à la retraite, et dont certains ont déjà fait construire une maison ou sont en train de le faire. L’idée que la France offre beaucoup de choses que le pays d’origine ne permet pas, notamment en termes de services publics, leur fait souvent déclarer qu’ils préfèrent vivre en France.
Pour autant, quand ils évoquent leurs projets d’avenir, quelques-uns aimeraient ainsi pouvoir y passer une partie de l’année, comme avoir un travail qui leur permette d’être en lien et de contribuer au développement économique du pays. Une jeune de Pantin aimerait y monter une entreprise dans le domaine du textile (production de tissus dans son pays d’origine et commercialisation en France) pour y créer des emplois. Un grand nombre aspire par ailleurs à habiter et travailler un jour à l’étranger, dans un pays de tradition multiculturelle où ils espèrent ne plus subir de discriminations ou pouvoir pratiquer plus librement leur religion, désir particulièrement exprimé chez les filles musulmanes. Avoir un pays d’origine différent de la France, avoir grandi avec des parents ou des grands-parents venus d’ailleurs constitue alors pour eux une richesse et une ouverture au monde certaine.