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Banlieue / Paris

Banlieue / Paris : oppositions et porosités

Claudette Lafaye
Sociologue

« L’opposition entre la banlieue et Paris, telle qu’elle s’exprime chez les jeunes de la recherche, est chargée symboliquement et elle recoupe les oppositions de classe, de race et de genre. »

À l’opposé des visions savantes ou médiatiques qui appréhendent la jeunesse des quartiers populaires d’Île-de-France enfermée dans les cités où elle a grandi, des travaux ont montré avec profit que l’expérience urbaine des jeunes qui y résident est constituée de circulations diversifiées et ne se différencie pas fondamentalement de celle du reste de la jeunesse. La focalisation sur les déplacements vers la capitale oublie que celle-ci comprend des quartiers populaires et tend à négliger une mobilité soutenue au sein de la banlieue, qui dépasse très tôt les limites de la commune de résidence. Si la mobilité des banlieusards vers Paris est inégale, tous l’ont expérimentée ; son intensité est d’abord fonction de l’âge, des lieux d’études et de travail, de la proximité géographique et de l’accessibilité à la capitale, mais aussi de l’autonomie octroyée par les parents ou conquise par les jeunes. Paris est pour beaucoup de jeunes un monde qu’ils explorent dans des contextes variés.

Une mobilité sous contraintes

Les premières circulations autonomes dépendent bien sûr des normes éducatives parentales, lesquelles n’ont rien d’homogène, les filles étant souvent plus surveillées que les garçons. Elles dépendent aussi des possibilités matérielles d’exercer un contrôle parental comme des aptitudes des jeunes à se soumettre ou à transgresser les règles familiales. Elles varient parfois au sein d’une même famille, comme le raconte une jeune d’Aubervilliers dont les cadets n’ont pas acquis à treize ans la mobilité que lui avait autorisée sa mère à cet âge.

Si tous les jeunes ont en partage d’avoir vu leur mobilité autonome croître avec l’âge, celle-ci est néanmoins tributaire de la densité très inégale du réseau de transport en commun selon les lieux de résidence, de la possession d’une carte navigo et, pour ceux qui n’en ont pas, de l’audace à frauder. Les difficultés d’accéder à Paris depuis Vert-Saint-Denis, Corbeil-Essonnes ou Clichy-sous-Bois structurent la mobilité des jeunes de ces communes et le rapport qu’ils entretiennent avec la capitale. À l’inverse, dès l’entrée en sixième, certains jeunes de Pantin comme d’Aubervilliers ou de Saint-Denis, filles comme garçons, sont partis explorer Paris grâce aux lignes 5, 7 et 13 du métro, parfois à l’insu de leurs parents, tandis que ceux du 18e arrondissement découvraient la banlieue proche.

À Vert-Saint-Denis, Corbeil-Essonnes ou Clichy-sous-Bois, se déplacer en transports en commun nécessite de maîtriser les horaires et d’anticiper les incidents techniques et les trains supprimés pour ne pas se retrouver en difficulté. Pour les résidents de ces territoires mal desservis, la voiture constitue un mode de transport privilégié et l’obtention du permis de conduire est, comme en milieu rural, un gage d’autonomie. Lorsqu’ils n’en sont pas encore titulaires, ils sont dépendants de frères et sœurs ou de copains plus âgés pour l’ensemble de leurs déplacements. C’est pourquoi avant leur 18 ans, filles comme garçons travaillent souvent et économisent afin de s’inscrire dans une auto-école.

La banlieue, un territoire pratiqué et sillonné

Le territoire de la banlieue parisienne pratiqué et sillonné par les jeunes dessine une géographie de la dispersion et de la densité des liens familiaux entretenus, une géographie des activités scolaires et périscolaires et, enfin, une géographie plus resserrée des centres commerciaux.

Les jeunes avec lesquels nous avons travaillé ont presque tous grandi au sein de familles nombreuses issues de l’immigration et la plupart, y compris les jeunes du 18e arrondissement, ont de la famille disséminée en Île-de-France. Les visites familiales débouchent sur une découverte sélective, en pointillés, de la banlieue parisienne qui s’opère à travers le hasard des lieux d’installation de la famille proche ou élargie et le filtre des branches que l’on fréquente. Une jeune de Clichy-sous-Bois raconte ainsi que chaque samedi, elle rend visite à l’un des six frères de son père qui résident tous dans une commune différente. Une autre de Paris 18e passe ses vacances avec ses cousines dans une cité de Saint-Denis. D’abord réalisés sous la tutelle des parents et souvent accomplis en voiture, ces déplacements nourrissent des attirances et des répulsions pour des endroits perçus comme différents du lieu de vie : le calme de l’Essonne est valorisé par une jeune de Paris 18e tandis qu’il fait figure de repoussoir pour une autre d’Aubervilliers. Une deuxième géographie de la banlieue fréquentée par les jeunes est celle du sport en club et des loisirs encadrés, plus que celle des sorties scolaires qui sont peu évoquées. Ces activités se déroulent principalement sur le territoire communal et participent de son appropriation. Les rencontres et les compétitions mais aussi les sorties culturelles ou récréatives contribuent pourtant dès l’enfance à agrandir le territoire fréquenté et à familiariser les jeunes avec d’autres villes de banlieue, parfois avec Paris. L’émancipation des formes d’encadrement se réalise en groupes de pairs : la fréquentation du cinéma, de restaurants, des bases de loisirs ou des parcs d’attractions, ainsi que celle des centres commerciaux se déroule davantage en banlieue qu’à Paris, y compris lorsque la capitale est proche ou accessible. Le foot hors des clubs donne lieu à des tournois auto-organisés mettant aux prises les jeunes de plusieurs communes sur les city stades. Les jeunes de Suresnes pratiquent l’urban soccer ou le five à Puteaux, Nanterre ou Bezons.

Les centres commerciaux dessinent une troisième géographie de la banlieue pratiquée en fonction de leur accessibilité en transports en commun ou via le réseau routier. Ils font figure de pôles d’attraction puissants qui aimantent, à deux ou trois exceptions près, tous les jeunes rencontrés. D’abord fréquentés en famille, les jeunes s’y rendent en groupe dès qu’ils ont conquis une autonomie de déplacement. Ce sont les premiers espaces d’expérimentation collective en dehors du quartier et souvent de la ville d’origine. Au-delà du shopping ou de la sortie au McDo ou à la pizzeria, la déambulation en leur sein constitue une activité récréative en soi, un espace d’évasion du quotidien, selon les termes d’une jeune de Clichy.

Paris, un autre monde

La fréquentation de Paris s’initie d’abord sur le mode de la consommation touristique impliquant la visite obligatoire des lieux incontournables : les Champs-Élysées, la tour Eiffel, le Trocadéro, Montmartre, tandis que Bastille ou les rooftops du quai d’Austerlitz sont réservés aux soirées. Chez certains jeunes, les lieux du tourisme de masse sont ceux où ils reviennent régulièrement en bande, lors de balades en amoureux ou lorsque la famille éloignée vient en visite. Pour d’autres, cela prend la forme de l’énumération des endroits qu’il faut avoir vus au moins une fois dans sa vie et qu’il n’y a pas lieu de revoir, selon la modalité des cases que l’on coche. Les quartiers populaires de Paris (La Chapelle, Belleville, Barbès) ne sont évoqués que lorsque de la famille y réside et par une jeune fille voilée de Corbeil-Essonnes qui s’y sent moins étrangère. Ce ne sont pas des destinations de loisir : comme le dit un jeune de Pantin, à quoi bon aller à Paris si c’est pour y retrouver la banlieue.

Le jugement esthétique incarné dans l’expression récurrente « Paris, c’est beau » se confond parfois avec une autre expression tout aussi récurrente « Paris, c’est propre » et renforce le sentiment que la banlieue d’où l’on vient est un territoire de relégation.

Le fait de se rendre à Paris, ne serait-ce qu’occasionnellement, conduit les jeunes à opérer des comparaisons entre la banlieue qu’ils pratiquent et la capitale. Les différences soulignées ont trait à l’esthétique, à l’entretien des espaces publics, aux manières de se comporter. Le jugement esthétique incarné dans l’expression récurrente « Paris, c’est beau » se confond parfois avec une autre expression tout aussi récurrente « Paris, c’est propre » et renforce le sentiment que la banlieue d’où l’on vient est un territoire de relégation. Les regards sont attentifs aux tenues vestimentaires et au maintien corporel. Deux jeunes filles d’Aubervilliers soulignent la sérénité et la réserve des Parisiens dans l’espace public et brossent en contraste le portrait de banlieusards sur la défensive, posture qui fait écho au sentiment de ne pas être pleinement à sa place dans la capitale.

L’altérité culturelle, sociale, voire raciale se dissout souvent dans l’opposition territoriale. Une étudiante originaire de Clichy-sous-Bois, qui fait l’expérience d’être une des rares racisées de l’université parisienne qu’elle fréquente, souligne sa difficulté à échanger avec les étudiants parisiens tant les sens de l’humour sont étrangers l’un à l’autre. Les différences sont d’autant plus vivement ressenties que les jeunes de banlieue sont une minorité à être inscrits dans les universités du centre de Paris. La confrontation entre des mondes sociaux imperméables est également évoquée par d’autres jeunes qui en font l’expérience lors de stages, de jobs ou même lors de sorties à Paris alors que c’est à Neuilly que les jeunes du Petit-Nanterre font cette même expérience. Entre la banlieue et Paris se joue une opposition où s’active le stigmate territorial accolé à la figure du jeune de banlieue et où s’expérimentent des discriminations. Même la fréquentation des espaces publics parisiens peut laisser affleurer un sentiment diffus d’illégitimité. Parfois, les jeunes parviennent à jouer de leur origine banlieusarde et à restaurer une forme de symétrie. L’un d’entre eux, scolarisé dès le lycée dans le 5e arrondissement, parvient à faire de sa connaissance de la banlieue un atout qu’il mobilise pour gagner le respect de ses condisciples et réduire leurs préjugés tandis qu’un autre joue avec ceux de ses interlocuteurs.

Paris, ou tout au moins ses quartiers centraux et touristiques, est également un autre monde en ce qu’il constitue, particulièrement pour les jeunes filles, le lieu où elles peuvent faire l’expérience de l’anonymat urbain. Certaines évoquent l’impossibilité de fréquenter les espaces publics et les cafés des quartiers et des villes où elles résident, mais aussi le quartier parisien de Barbès, en raison de leur monopolisation par les hommes. L’assignation genrée se déploie sous deux formes. La première se manifeste dans certains espaces publics saturés par une présence masculine. Les jeunes femmes anticipent en permanence l’exposition à des regards masculins insistants et exercent un autocontrôle sur leur tenue vestimentaire afin de s’épargner le malaise inhérent aux regards qui dénudent ou jugent. La deuxième forme d’assignation genrée dont Paris permet de s’émanciper est celle de la surveillance, à l’origine des commérages et des réputations, exercée dans les quartiers populaires de banlieue comme de Paris 18e. Si celle-ci cible souvent les jeunes filles, elle concerne également l’ensemble des jeunes indépendamment de leur genre. Le contrôle social n’est pas uniquement exercé par les hommes sur les femmes, il est aussi exercé par les hommes adultes sur tous les jeunes comme le note un jeune de Clichy, ce qui lui confère une double dimension genrée et générationnelle. Pour l’ensemble des jeunes gens, Paris symbolise alors l’espace public par excellence, un idéal de liberté, un horizon d’émancipation.

Banlieue-Paris : porosités

La banlieue présente néanmoins des porosités physiques, sociales et symboliques avec cet autre monde que représente Paris. Les centres commerciaux Le Millénaire, à Aubervilliers, Vill’Up ou Le Parks, dans le 19e arrondissement et plus encore le parc de la Villette font figure de sas entre la banlieue et Paris pour plusieurs jeunes d’Aubervilliers et de Pantin. Inversement, les jeunes de Paris 18e considèrent que Saint-Ouen n’est pas encore la banlieue. Pour les plus éloignés, ce sont les gares, leurs boutiques et le brassage de la population qui assurent la transition : celle de Lyon pour les jeunes de Corbeil-Essonnes ou de Vert-Saint-Denis, celle du Nord pour ceux de Saint-Denis ou de Clichy ou même celle de Saint-Lazare pour certains jeunes d’Aubervilliers. Châtelet, dont Fabien Truong avait montré qu’il incarnait pour les lycéens de Seine-Saint-Denis le Paris accessible, semble moins massivement jouer ce rôle. Pour certains jeunes de Vert-Saint-Denis, quand ils vont à Ivry, Montreuil ou Pantin, c’est déjà Paris. La porosité se devine aussi dans la composition sociale des populations. Un jeune ayant obtenu une dérogation pour être scolarisé dans un lycée du 19e arrondissement afin d’éviter celui de Pantin note la proximité des élèves qui les fréquentent, tandis qu’un autre oppose l’environnement populaire et culturellement mixte commun à la Villette et Aubervilliers à celui nettement plus homogène de la rue d’Ulm où il suit un programme destiné aux lycéens de la banlieue populaire. Les changements urbains du centre-ville de Pantin et l’aménagement des berges du canal associées à un processus de gentrification viennent aussi questionner la frontière entre la banlieue et Paris : désormais, les jeunes Pantinois se sentent presque parisiens, non sans inquiétude quant à leur maintien dans la ville.

L’opposition entre la banlieue et Paris, telle qu’elle s’exprime chez les jeunes de la recherche, ne se réduit donc pas à leur mobilité. Elle est aussi chargée symboliquement et elle recoupe les oppositions de classe, de race et de genre, même si celles-ci sont très inégalement identifiées et formalisées par les jeunes. Pourtant, s’ils perçoivent Paris comme un autre monde, plus beau, plus propre, voire plus bourgeois, qui résonne en contraste avec une banlieue dépourvue de ces attraits, les jeunes ont à cœur de valoriser l’éthos moral des résidents de banlieue populaire. À leurs yeux, celui-ci est nettement supérieur à celui des Parisiens, perçus comme peu solidaires. La pratique répandue des maraudes sur le territoire parisien, réactivée lors du confinement du printemps 2020, en témoigne. À travers cet engagement, les jeunes des quartiers populaires interrogent l’attention portée aux Parisiens les plus démunis par des résidents plus fortunés qu’eux-mêmes, qui négligent de leur porter secours. Ce faisant, ils rendent visible, sous une forme gratifiante, la place qu’ils occupent dans l’espace social, quelque part entre les résidents aisés du centre de Paris et les plus pauvres que des tentes de fortune peinent à abriter dans les rues de la capitale.