Les mots

Famille

L’ambivalence de la famille

Jeanne Demoulin
Sciences de l'éducation

L’ambivalence de ce que la famille représente pour les jeunes fait écho à ce que le quartier peut signifier pour elles et eux : à la fois une ressource et une série de règles parfois entravantes.

La famille occupe une place très ambivalente dans nos vies respectives, dans la mesure où les socialisations familiales ouvrent autant qu’elles ferment l’espace des possibles. Elles peuvent dès lors charrier tant des contraintes que des ressources, qui sont ou non perçues comme telles. La question de la famille est évoquée par les jeunes à propos d’un grand nombre de thématiques, étudiées dans d’autres notices, parmi lesquelles les origines, la religion, les rapports filles / garçons, les structures jeunesse, le foot… La plupart la présentent comme un cocon protecteur. Elle joue en particulier un rôle de réassurance pour des jeunes qui se trouvent souvent, à l’extérieur, en situation de domination, confrontés aux discriminations, connaissant des trajectoires heurtées, des rapports compliqués aux institutions comme l’école ou la police. Dans le même temps, les jeunes évoquent la manière dont ils ont à arbitrer entre loyauté familiale et projet de vie personnel (familial ou professionnel notamment), lorsque ces deux dimensions ne sont pas en adéquation. L’ambivalence de ce que la famille représente pour les jeunes fait écho à ce que le quartier peut signifier pour elles et eux : souvent associé à une « grande famille » dans le discours des jeunes, il est tout à la fois une ressource et une série de normes, de valeurs, de règles de comportement qui peuvent s’avérer entravants.

Un espace d’incorporation de normes sociales et de comportements

Dans les familles des jeunes qui ont participé à la recherche, la différenciation des règles imposées aux filles et aux garçons est prégnante, notamment en ce qui concerne leurs déplacements, leurs horaires de sortie, ou encore leur participation aux charges familiales, comme les tâches ménagères et le travail de care qui pèsent bien plus lourdement sur les filles.

Les normes relatives au mariage sont indissociables de la pratique religieuse au sein des familles musulmanes. Pour les jeunes de ces familles, se marier est un impératif, auquel s’ajoute celui de se marier avec un garçon musulman pour les filles, ce qui est très majoritairement accepté mais parfois difficile à vivre. Qu’ils et elles soient musulmans, d’une autre religion ou athées, les jeunes se projettent pour la plupart dans un avenir dans lequel ils seront mariés, avec des enfants, leur transmettant le socle de valeurs hérité de leurs parents.

Les jeunes expriment dans l’ensemble une très forte loyauté familiale. Mais des conflits de loyauté existent, qui peuvent mener à des ruptures avec des membres de la famille, beaucoup évoqués à propos du mariage (comme la pratique du mariage forcé, l’obligation de se marier au sein de sa caste pour certaines jeunes filles maliennes ou avec des garçons musulmans pour les jeunes filles musulmanes) ou des projets professionnels. Des conflits de loyauté plus quotidiens, plus banals, conduisent chez certains à la mise à distance de traditions ou de modes d’éducation que les jeunes ne souhaitent pas reproduire avec leurs enfants (crier sur ses enfants, ne pas assez communiquer au sein de la famille).

La famille comme ressource

Le foyer familial apparaît dans le discours de nombre d’entre eux comme un pilier, un élément structurant de leur existence, une ressource, particulièrement mise en avant lors du confinement lié à la pandémie de Covid-19. Les parents et les frères et soeurs, mais également les oncles et tantes, les cousin·es et plus rarement les grands-parents apportent un soutien sur le plan affectif, mais également en encourageant leurs enfants pour qu’ils « réussissent ». Au-delà du foyer familial, le réseau familial est dense et les liens sont étroits, que les membres de la famille soient ou non dispersés géographiquement. La proximité avec les autres membres de la famille est parfois forte. Un jeune d’Aubervilliers habite par exemple dans une maison familiale intergénérationnelle de trois étages : le premier étage est occupé par ses parents, ses frères et sœurs et lui-même, le deuxième par son oncle, sa tante et leurs enfants et le dernier par ses grands-parents. Une jeune de Pantin a passé son enfance dans un immeuble où résidaient aussi sa grand-mère et la famille de son oncle. Plus fréquemment, des membres de la famille résident en banlieue parisienne (très rarement à Paris même, y compris pour les jeunes qui résident eux-mêmes à Paris), ou dans d’autres villes de France. La plupart des jeunes dont les parents sont immigrés ont encore une partie importante de leur famille dans leur pays d’origine, avec qui ils restent en contact au cours de l’année via les outils numériques notamment, et à qui ils et elles rendent visite lors des vacances d’été.

Cette famille élargie participe d’une manière ou d’une autre à l’éducation des jeunes, leur transmettant des normes et des valeurs, offrant des modèles ou anti-modèles, des horizons de référence dans leur processus de construction. Cela se traduit en particulier sur le plan scolaire : les parents valorisent la poursuite d’études et encouragent les jeunes en ce sens. Cela vient confirmer les résultats de recherches antérieures : dans les classes populaires et pour les familles issues de l’immigration, le fait de « réussir sa vie » est souvent conditionné par la réussite à l’école et dans les études. Dans la grande majorité des cas, les enfants vont plus loin dans leur cursus scolaire que leurs parents, et aspirent, dans l’avenir, à faire des études pour obtenir un emploi stable et rémunérateur, ambition qui n’est pas toujours couronnée de succès. Les aîné·es ont de manière générale un rôle majeur dans l’encadrement des jeunes (notamment en ce qui concerne leurs sorties et leurs fréquentations) mais aussi dans la définition de leurs aspirations (en termes d’avenir scolaire, professionnel ou familial) et dans l’accompagnement scolaire (aide aux devoirs notamment).

Le foyer familial procure une stabilité résidentielle et économique mais aussi une stabilité affective essentielle pour un grand nombre des jeunes avec lesquels nous avons travaillé, qui connaissent des trajectoires scolaires et professionnelles parfois complexes. On observe ainsi une difficulté à quitter le foyer familial : la quasi-totalité des jeunes vivent au sein de leur famille, même si les foyers familiaux sont très divers. Cela s’explique par des raisons financières, mais aussi par l’attachement au lieu et à la famille. Cela s’explique aussi par la charge familiale qui pèse sur certain·es, tenus de rester pour s’occuper de parents vieux ou malades. Plusieurs jeunes qui ont quitté le foyer pour poursuivre leurs études ou pour travailler sont ainsi revenus rapidement. D’autres mettent de côté leurs projets de départ, à l’instar d’une jeune de Corbeil-Essonnes qui voudrait partir à Dubaï mais qui doit s’occuper de sa mère en situation de handicap. Certain·es disent qu’il leur faudra dans l’avenir avoir leur propre logement mais ne s’imaginent pas s’éloigner géographiquement de leurs parents, quitte à remiser leurs aspirations professionnelles notamment. D’autres espèrent néanmoins avoir les moyens de s’éloigner, de quitter la « banlieue », le « 93 », le « quartier » : emménager dans cet « ailleurs » symbolise pour plusieurs une forme d’ascension sociale, dont leur famille serait fière, mais qui reste un rêve qu’ils et elles ne sont pas certain·es de pouvoir réaliser. Pour les filles en particulier, le départ est très difficilement envisageable avant le mariage. Des formes de décohabitation ponctuelles sont pour autant à l’œuvre, quand les parents partent les deux mois d’été et parfois une partie de l’année « au pays », ou quand des jeunes partent en séjour à l’étranger dans le cadre de leurs études ou de dispositifs dédiés à la jeunesse comme les visas « vacances ­travail ». Pour celles et ceux qui veulent partir, la décohabitation reste ainsi un horizon difficilement atteignable, qui est évidemment d’autant plus contraint que la situation du marché immobilier en Île-de-France réduit les perspectives.

Le sociologue Olivier Schwartz parle d’un « cadre d’accès à des identités légitimes » et un « espace de réparation des forces » : on comprend ainsi que la famille, celle qu’ils ont aujourd’hui et celle qu’ils constitueront plus tard en se mariant et en ayant des enfants, apparaît, en dépit des contraintes qu’elle véhicule, comme une « forme de protection » alors que leur avenir professionnel et résidentiel leur apparaît incertain, souvent peu radieux.

Arbre généalogique réalisé lors d'un atelier à Aubervilliers

Arbre généalogique réalisé lors d'un atelier à Aubervilliers